Jean-François Botrel
Théodore Botrel et l’autofabrication de l’auteur
(in: Marie-Pier Luneau, Josée Vincent (dirs.), La fabrication de l’auteur, Québec, Nota bene, 2010, pp. 401-412)
De même que sur les cartes postales le mettant en scène en compagnie de sa “Douce”, dans leurs costumes bretons, figure, au pied d’un texte manuscrit, la signature “Botrel”, dans les premiers enregistrements sonores de ses chansons, Théodore Botrel annonce, à haute voix, que celles-ci sont chantées “par Madame Botrel et l’auteur”.
Au delà de la voix et du corps costumé, il y a en effet l’auteur, un auteur doublé d’une vedette nationale et déjà internationale de la chanson et du spectacle qui, le 29 avril 1903, accompagné de son épouse, remonte les rues de Québec de la gare du Palais au Château Frontenac, acclamé par des milliers de personnes, après avoir été ovationné par 1 500 spectateurs au Monument National à Montréal.
Laissons pour une autre occasion l’explication d’une telle apothéose québécoise qui a durablement marqué l’auteur et sa famille et bornons-nous à essayer de comprendre comment Botrel s’est fabriqué comme auteur (parolier mais aussi compositeur, poète et auteur dramatique) en même temps qu’artiste interprète de ses propres oeuvres en tant que chanteur, acteur ou récitant, mais aussi comme entreprenant producteur de ses propres spectacles. Bref, “Botrel le barde breton”.
Dans La Croix de Montréal du 19 avril 1903 on peut trouver l’explication suivante: “né en 1867, Botrel fut élevé sous l’auvent de la forge paternelle où il apprit à rythmer les couplets de ses futures chansons au rythme de l’enclume. Botrel passa sa jeunesse en Bretagne mangeant le pain des humbles, écoutant les récits avec lesquels les vieux loups de mer égaient les longues veillées d’hiver. Un beau jour, toutes les impressions qu’avaient produites en lui les grandes plaines couvertes d’ajoncs et de bruyères, les clapotements de la mer caressante sur les galets, le fracas des vagues sur les falaises d’Armorique se mirent à chanter dans son âme, il se sentit dévoré du besoin de communiquer aux autres les harmonies qui emplissaient son cœur: il était poète ; c’était un nouveau barde breton” ...
Dans cette perspective innéiste d’annonce faite à l’auteur de sa future condition, un peu à la façon de Louis-Philippe Hébert représentant “L’inspiration” (1904) comme une muse soufflant à l’oreille et guidant la main de l’auteur, il n’est pas besoin de chercher plus avant.
Mais on peut aussi envisager une approche plus évolutionniste qui examine, à partir de faits empiriques, les modalités de la construction de l’auteur, c’est-à-dire de l’icône qui le représente dans le champ culturel (Luneau, 2003:15) et de son inscription spécifique dans celui-ci, soit la transformation de Jean-Baptiste-Théodore Botrel, né à Dinan en 1868, en “Botrel le barde breton”.
Cette démarche qui sera finalement préférée passe par quelques considérations préalables sur ce qui autorise l’auteur et sur le milieu où il pousse, sous forme de rapide inventaire de ses marqueurs et du champ culturel spécifique où il s’inscrit ou souhaite s’inscrire.
L’évidence de l’auteur. Il convient, en effet, d’apporter quelques preuves à l’évidence de l’auteur, pour lui même et pour tous ceux qui ont été formés à parler avec révérence et parfois envie de “l’auteur qui dit que...”, de “notre auteur”, etc.
En 1903, à 35 ans, Théodore Botrel a écrit plus de 200 chansons dont il a composé pour partie la musique, imprimées en grand et petit format, publiées en 9 collections par Ondet et d’autres éditeurs de musique parisiens et recueillies pour la plupart dans 4 volumes –bientôt cinq avec les Chansons de Botrel pour l’école et le foyer réunies par L. Bouhier pour le compte de la Librairie Beauchemin de Montréal. L’un de ces recueils, les Chansons de chez nous, a été vendu à 25 000 exemplaires l’année même de sa parution, en 1898, et a éte récompensé par un prix Montyon de l’Académie Francaise. Mais Botrel est aussi l’auteur d’une quinzaine d’oeuvres dramatiques et/ou lyriques (pièces de théâtre, récits, monologues, saynètes, opérettes et même une cantate) et d’innombrables poésies patriotiques ou d’actualité que le “Déroulède breton” a recueilli dans Coups de clairon (1903).
Il a vu trois de ses chansons publiées dans Gil Blas avec des illustrations de Steinlen, certaines sont chantées par Mayol et déjà enregistrées sur cylindres; l’air connu de sa “Paimpolaise” sert pour célébrer Kruger ou narrer le crime de Corancez. Botrel figure parmi les 12 chansonniers retenus dans La chanson à Montmartre (1902), mais figure tout autant, en 1898, dans la galerie des écrivains bretons (Ceux de chez nous) de Verchez et a défrayé la chronique lors du Procès en Haute Cour du Grand Complot (Botrel, 2003). Déjà on lui a demandé une préface, ses vers et son nom servent à vanter les mérites du Petit beurre Lu et il figure dans la 2e série de la Collection des célébrités de l’épicerie Félix Potin. Sur plus de 350 cartes postales éditées à Saint-Brieuc et à Quimper, on peut trouver sa photo et parfois celle de son épouse, les paroles de ses chansons ou encore des quatrains manuscrits signés tout simplement “Botrel”. Sur l’une d’elles, affranchie en 1903, un correspondant s’alarme: “Botrel n’est plus en France”...
Comme on le voit, il ne manque quasiment pas un bouton de guêtre à cet auteur pré ou déjà médiatique qui pratique ou utilise la plupart des fonctions de l’industrie culturelle, tout en s’inscrivant dans une perspective d’Ancien Régime dans son idéologie et ses pratiques sociales.
Le milieu où poussent la chanson et Botrel. Le milieu et le moment où poussent Botrel et ses chansons sont encore évidemment marqués par des pratiques culturelles anciennes, voire archaïques, où la production de vers est pratique courante de la part des “gens ordinaires”, mais aussi pour les circonstances officielles, souvent à des fins d’oralisation –récitation ou déclamation[1]-, où la littérature est dans la rue (Mollier, 2004), où les chansons s’affrontent (Rebérioux, 1975).
Mais le fait marquant est indéniablement l’industrialisation et la démocratisation des loisirs : aux traditionnelles sociétés-goguettes et autres patronages ou cercles de jeunes gens qui permettent la pratique théâtrale, celle de la récitation ou l’écriture de vers dans le cadre d’une sociabilité juvénile, s’ajoutent une intense consommation de spectacles dramatiques et lyriques mais aussi les multiples offres des cafés-chantant ou cafés-concerts (Paris en compte plus de 360 en 1885), ainsi que celles des cabarets (cf. Condemi, 1992).
Le marché de la chanson et du spectacle a pris une dimension véritablement industrielle: entre mai et septembre 1895, ce sont, par exemple, plus de 2 600 oeuvres musicales qui font l’objet d’un dépôt légal ; plusieurs centaines milliers de petits formats d’une chanson à succès peuvent être vendus, y compris dans la rue, les tirages en grands formats (de luxe) des chansons d’Emile Spencer sont compris entre 500 et 600 exemplaires. En 1904, tous genres confondus, la seule firme Pathé propose déjà près de 12 000 titres enregistrés; en 1906, l’Union des artistes comprend quelque 2 000 adhérents.
Bref, il s’agit d’une offre et d’une demande de biens qui supposent un public consommateur et des auteurs, compositeurs et artistes producteurs ou interprètes de chansons, de vers et d’autres genres lyriques ou dramatiques “mineurs” dont l’importance quantitative et sociale est certainement encore à préciser mais dont on peut dire sans crainte qu’il s’agit là d’un fait culturel majeur.
C’est dans cette ambiance que s’inscrit en spectateur, en amateur puis en auteur reconnu comme tel le jeune Botrel qui, comme l’observe A.-M. Thiesse (1991: 173) étant donné ses origines “populaires avait “peu de chances de réussir à Paris”. Mais justement, l’approche sociologique de l’auteur ou de l’écrivain, si elle permet des constats avérés, n’est sans doute pas à même d’expliquer le processus qui fait que l’auteur advient et qu’il connaît la réussite et le succès, et parfois les deux à la fois.
Essayons donc de décrire pour Botrel ce processus qui s’étale entre 1875 et 1903 et dont les linéaments pourraient être présentés sous forme d’un bildung récit, en interprétant les informations livrées par l’auteur lui-même sur sa propre genèse dans les Souvenirs d’un barde errant, égo-document pour la période 1868-1898, à la lumière de ce que la recherche positive en histoire culturelle peut apporter comme compléments ou rectifications, sans perdre de vue que, dans la mesure il n’y a pas d’école où on apprend à devenir auteur ni d’université qui en délivre le titre, la construction de l’auteur passe par une reconstruction dont la logique est pour partie idéologique. Mais sans méfiance majeure non plus puisqu’aussi bien la question de la conscience ou de l’inconscience de l’écrivain lui-même à l’égard de sa propre stratégie semble moins importante que l’image qu’il donne ou qu’il souhaite donner de celui qui est autre que la personne réelle: il arrive d’ailleurs à Botrel de parler de lui à la troisième personne, comme le 1er août 1903, quand il écrit à propos des remous accompagnant le projet d’érection à Saint-Malo du monument à Jacques Cartier: “Si Botrel gêne... Botrel disparaîtra complètement, priant des amis de ne pas prononcer son nom...”[2].
L’autodidacte. Le premier degré dans son ascension sociale et la conquête du statut et de l’image d’auteur peut être associé à la période 1875-1890, fortement marquée par l’autodidactisme.
Né à Dinan (Côtes du Nord) en 1868, de parents domestiques, Th. Botrel est élevé en milieu rural “profond” ( en Ille et Vilaine) et transplanté, en 1875, à l’âge de sept ans dans le 11e arrondissement de Paris. Scolarisé chez les Frères jusqu’à onze ans, il entre en 1880 dans le monde du travail comme apprenti. Cette formation de base (lire, compter, écrire –y compris des vers alexandrins- et réciter) est complétée par des initiatives propres de type autodidactique ou informel et/ou par contamination positive liée à la sociabilité catholique ou au milieu où il travaille.
C’est ainsi qu’il dit avoir fréquenté des bibliothèques avant d’acheter des livres pour se constituer une bibliothèque dont les préoccupations bibliophiliques ne sont pas absentes et s’être doté d’une formation complémentaire par le biais d’associations polytechniques ou philotechniques de son quartier, notamment dans le domaine artistique (la lecture et la déclamation).
Cette démarche ne peut être dissociée d’un processus d’intégration plus ou moins passive ou active dans un réseau de sociabilité qui comporte des activités de loisirs et des pratiques artistiques ou littéraires: le Cercle Saint Augustin ou le Cercle Gaulois, des lieux de loisirs pour cols blancs, et pour Botrel à partir du moment où il quitte le monde des artisans pour celui des services, avec un autre espace de référence, qui inclue la Comédie Francaise, par exemple, mais aussi l’assistance à certains spectacles, souvent depuis la rue.
Dans un premier parcours qui rappelle à bien des égards celui d’Antoine (1921), le futur auteur est ainsi mis en situation de découvrir et de pratiquer des formes de culture urbaine, catholique et moins catholique, qui le situe dans un champ culturel et littéraire qui n’est plus celui de son milieu d’origine, dans une démarche d’ascension sociale, à l’époque ou a posteriori, peu importe, s’appuyant sur des dispositions et une grande disponibilité: jeune homme “bien” et bon à tout faire, protégé par un système de relations et bientôt méritant, il fait et se laisse faire.
A 23 ans, le lecteur et spectateur Botrel est déjà en tant qu’acteur ou récitant, en usant d’une voix qu’il a belle et d’un corps qu’il apprend à maîtriser dans un cours d’art dramatique, l’interprète des œuvres d’auteurs parisiens.
D’auteur apprenti à auteur amateur. De ses rapports avec les textes, découle semble-t-il pour la période suivante (1890-1895) où l’apprenti auteur devient auteur amateur, des intentions et des essais d’écriture en vers qui passent par les formes élémentaires de l’imitation (à la manière de Hugo, par exemple) ou de l’adaptation ( d’une oeuvre de Coppée) et débouchent sur la mise en scène, la représentation et la récitation par Botrel lui-même de ses propres textes, des monologues et des saynètes, essentiellement, plus ou moins originaux.
Bientôt il propose ses textes à des professionnels : à des interprètes, comme pour “La Fauvette”, ou, s’agissant de paroles, à des chansonniers, comme Emile Spencer et Paul Delmet mais aussi G. Launay; il recherche la reconnaissance symbolique, en participant, par exemple, au concours de poésie de La Chanson Francaise.
C’est l’époque où il touche ses premiers gains pour des activités d’écriture.
Botrel est à présent artiste et auteur amateur ou occasionnel, pour peu de temps encore.
En effet, entre 1895 et 1898, il va rapidement acquérir le statut d’auteur professionnel: de parolier puis de chansonnier et même de “barde”.
Vers le statut d’auteur professionnel. Le hasard sollicité permet à l’artiste et à l’écrivain-parolier, par une sorte de saut qualitatif suivi d’une accélération du processus, de connaître une situation semi-professionnelle: bouche-trou au cabaret du Chien Noir, puis cachetonnier, ce qui lui procure ses premiers gains d’artiste, Botrel se trouve dans la nécessité de se doter d’un répertoire. Il puisera dans l’existant[3], mais il se mettra aussi à écrire de nouveaux textes et à les faire mettre en musique par des compositeurs qu’il rémunère, avant de se déclarer lui-même compositeur, y compris lorsque l’harmonisation reste à la charge d’un “musicien” ou pianiste: “Ah, oui, écrit-il dans les Souvenirs d’un Barde errant (1926: 178), le parolier était bien mort en moi: le chansonnier venait de naître”.
Botrel est chansonnier, c’est-à-dire, faiseur de chansons. Des chansons “rustiques” (après qu’il ait un moment penché pour la récitation et la romance), bientôt qualifiées de “bretonnes”, un créneau non encore occupé dans la chanson: c’est alors qu’emblématiquement il revêt le gilet breton qui lui avait servi comme acteur dans sa pièce Le Vieux chouan, et Botrel va faire le breton, faire dans la chanson bretonne. Tout cela a déjà été raconté dans “La Paimpolaise. Histoire d’une chanson” (Botrel, 1995).
A partir de ce moment, Botrel a son nom, emblème de l’auteur et de son image, sur les affiches, les programmes, les partitions (grands et petits formats); il signe ses premiers contrats ; on commence à parler de lui dans la presse. Le fait est que Botrel est reconnu par ses pairs (il entre dans la corporation des chansonniers) et par le public d’un cabaret, bientôt élargi à d’autres cabarets et à la presse. Mais le chansonnier est encore voué à aliéner son travail et son art à des entrepreneurs de spectacles ou à des commanditaires qui louent sa plume, comme pour les Chansons de la Fleur de Lys (Botrel, 2003). Lui manque encore la conscience d’être auteur et démiurge de soi, un auteur autorisé et une autorité, maître de son image et de son métier, de l’une et de l’autre.
Le moment va venir -c’est la période comprise entre 1898 et 1903-où Botrel va pouvoir être observé dans ses oeuvres.
Botrel dans ses oeuvres. Dans la conquête et la maîtrise de l’auteur autorité, Botrel fait preuve d’une connaissance ou d’une intuition remarquable des moindres détails de l’industrie culturelle et du système médiatique qui l’accompagne, mais il faut dire aussi qu’en bon fils du peuple qu’il est, il ne ménage pas sa peine... On se contentera ici d’une série de considérations sur le recours plus ou moins conscient à la diversification et à l’amplification médiatique, par une combinaison de modalités d’Ancien et de Nouveau Régime.
Une diversification de l’inscription dans le territoire, de Paris à Dinan, puis Port-Blanc, Paimpol, Morlaix, la Bretagne, diverses villes en France, comme Besançon en 1900, puis la Belgique et le Canada francais. Une diversification des publics: blanc, bleu et même rouge (Botrel ne craint pas de défier ses opposants), celui des marins de Bretagne et d’ailleurs, des royalistes ou des déroulédistes, à chacun correspond ses chansons et une image de Botrel. Une diversification des lieux de production et des situations : piges et concerts, cabarets, théâtres, patronages, salons, salles d’auberge, ponts des navires, défilés, inaugurations de monuments. Une diversification des registres: rustique et breton, pour marins et mathurins, bluettes, poésies patriotiques, chansons royalistes, antialcooliques, déroulédistes et même, de moins en moins, grivoises...
L’amplification du phénomène Botrel est certainement fortement favorisé par un recours à tous les moyens alors disponibles (spectaculaires, typographiques, photographiques et bientôt phonographiques). D’un impact tout particulier sur l’image est certainement la production et la diffusion de cartes postales avec des photos de Botrel qui circulent dans tout le pays et au delà, mais il faut aussi mentionner la reproduction de chansons et d’autres textes dans la presse, la multiplication des autographes et dédicaces, l’interprétation des chansons de Botrel par d’autres artistes que lui (Mayol, par exemple) ou l’utilisation de certains de leurs airs.
A cela s’ajoute la reconnaissance officielle que Botrel s’emploie à obtenir, en multipliant les lettres et les dédicaces, et qui fait qu’il a déjà ses biographes ou que l’Institution par excellence, l’Académie francaise, le consacre, en 1899, par un des 24 prix Montyon de 500 francs, pour ses Chansons de chez nous.
Dans le même temps va s’affirmant la dimension profondément idéologique de l’auteur et de son oeuvre qui l’amène à continuer de développer et cultiver des réseaux constitués de gens en vue (Coppée, Loti, Déroulède), tout en se produisant à la base...
Botrel peut alors cesser de travailler au PLM et même de chanter dans les cabarets pour devenir agent et entreprenant entrepreneur de lui-même, à travers des tournées, en programmant et en interprétant ses propres oeuvres dramatiques et ses chansons. Symptomatique, à cet égard, est la tournée qu’il entreprend au Canada français où, à en juger par le poème écrit par le jeune Erle Bartlett (“Si j’étais poète breton...”)[4], ses chansons sont déjà bien connues et appréciées...
A cette époque on peut dire que quel que soit le registre, le genre, ou le public, tout est fait pour que chaque élément du système médiatique renvoie à Botrel (manifestement il n’y en a qu’un) et à son image ou icône dont le costume breton est devenu constitutif, en Haute Cour au Palais du Luxembourg en 1899 ou à Kenewake au milieu des Iroquois, dans une mise en scène permanente de soi et le plus souvent de son épouse, elle-même costumée en bretonne de Pont-Aven.
Il est le barde -notion qui englobe l’auteur voire l’improvisateur mais aussi l’artiste performant et le hérault-, “Botrel le barde breton”.
En 1903, il peut déjà se préoccuper de débarrasser son image de tout ce qui pourrait ne pas correspondre à celle qu’il souhaite donner de lui.
Le contrôle de l’image et du discours. Le temps est en effet venu où la biographie de Botrel, comme le texte de certaines de ses chansons, est revue et corrigée pour mettre en conformité la réalité avec l’image.
C’est ainsi que Botrel s’invente ou se laisse inventer une autre enfance qui explique et, dans une certaine mesure, détermine sa qualité de barde breton: ainsi se trouvent magnifiés les ancêtres forgerons et la grand maman Fanchon près de la forêt de Brocéliande plutôt que les parents domestiques puis parisiens du 11e arrondissement.
C’est ainsi qu’il se refait une vertu chansonnière, en oubliant les chansons pour Spencer du genre “Mes soeurs jumelles” ou “Loulou y est tu?”, celles pour marins, comme “La mer et la fille”,
mais pas celles pour Paul Delmet (“Les mamans”), ou en corrigeant certaines formulations de “La Paimpolaise”[5], laissant à Mayol le soin de chanter la version originale.
C’est ainsi qu’il fait disparaître de ses photos le Sacré Coeur de Jésus, dit “coeur chouan”, pour enrichir et stabiliser son costume strictement breton qui devient un véritable image de marque promenée en tous lieux, y compris dans les rues de Québec ou à Kenewake, on l’a vu.
Botrel est donc situé –il s’est situé- au centre d’un système ou faisceau médiatique dont il organise lui-même et contrôle les différentes fonctions, sans autre conseiller d’image que lui-même et sans doute son épouse, qui signe Madame Léna Théodore Botrel; une image qu’il promeut et construit de facon visionnaire et en tout cas experte, avec des affiches pré-imprimées (dont on peut s’approvisionner chez son frère libraire), pour servir l’annonce de ses concerts, de la publicité insérée dans la presse, son nom pouvant être désormais associé à des produits non culturels, des cartes postales et des partitions avec sa signature ou à dédicacer, des relations de type professionnel avec la presse qui l’amènent à organiser des conférences de presse et, le cas échéant, à visiter les rédactions, etc.
Tout cela fait qu’on parle de lui, qu’on l’identifie (avec son épouse) parce qu’il se montre et fait en sorte d’être montré, car tout autant qu’il se donne à entendre ou à lire, il se donne à voir, pour de façon univoque médiatiquement sémantiser son nom: BOTREL.
Conclusion. On peut donc dire que c’est ainsi que s’est fabriqué l’auteur, par soi et devant les autres, un auteur légitime et reconnu qui, en 1903, a la conscience et la satisfaction de l’être et pourra bientôt se dire “homme de lettres”.
Reste à dire le pourquoi de ce qui est à la fois succès et réussite, Nouveau et Ancien Régime culturel, en France, en Bretagne, en Belgique, au Québec, en Suisse, et dans la durée.
Ce que l’on peut dire, c’est que le capital symbolique acquis et accumulé en très peu de temps (entre 1895 et 1898, pour l’essentiel) va être géré avec habileté par Botrel dont on retient aujourd’hui, avec des appréciations divergentes, qu’il a été le “barde breton” ou le “barde aux armées”, mais qui fut véritablement un auteur orchestre sachant jouer la plupart des partitions et en diriger les exécutants. Un auteur dont les fortes convictions catholico-nationalistes s’affichent sous suffisamment de facettes pour que, surtout à travers la chanson, chacun puisse trouver des raisons positives ou négatives de l’accepter ou de le rejeter.
Botrel qui n’a pas connu de funérailles nationales mais a au moins deux monuments dédiés à sa mémoire, figure dans les principaux dictionnaires français et autres[6], dans l’Histoire littéraire du Québec, certaines de ses chansons , comme “La Paimpolaise”circulent encore, semi-traditionnalisées, dans un quasi oubli de qui en fut l’auteur souvent confondu avec l’interprète ; elles sont encore enregistrées ou rééditées et l’une d’entre elles (“Le Grand Lustrukru”) a même été mise en musique par Kurt Weill; bref l’auteur reste disponible.
Et quand bien il ne le serait plus pour certains, reste toujours la possibilité, pour un universitaire homonyme[7], la possibilité de lui consacrer une communication[8]…
J.-F. BOTREL (Université Rennes 2)
(Rennes, novembre 2006)
Textes et études cités:
ANTOINE (1921), « Mes souvenirs » sur le Théâtre-Libre, Paris, Arthème Fayard, 1921.
BOTREL, Jean-François (1995), "La Paimpolaise" (1895-1995) : histoire d'une chanson", Le pays de Dinan, XV, p. 173-203.
BOTREL, Jean-François (2000), « Botrel », in : A. Croix, J.-Y. Veillard (dir.), Dictionnaire du Patrimoine Breton, Rennes, Apogée, p. 153-154.
BOTREL, Jean-François (2003), « Théodore Botrel, chansonnier politique », in : D. Leloup, M.-N. Masson (ed.), Musique en Bretagne. Images et pratiques. Hommage à Marie-Claire Mussat, Rennes, PUR, p. 149-159.
BOTREL, Théodore (1926), Les Souvenirs d’un Barde errant. Préface de Charles Le Goffic, Paris, Bloud & Gay.
CONDEMI, Concetta (1992), Les cafés-concerts. Histoire d’un divertissement (1849-1914), Paris, Quai Voltaire histoire.
LUNEAU, Marie-Pier (2003), Lionel Groulx. Le Mythe du berger, Montréal, Léméac.
MOLLIER, Jean-Yves (2004), Le Camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, Fayard.
REBÉRIOUX, Madeleine (1975), La République radicale, Paris, Seuil.
THIESSE, Anne-Marie (1991), Ecrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Epoque et la Libération, Paris, Puf.
[1] Cf. par exemple, “ A la tsarine”, Poésie d’Edmond Rostand dite le 20 septembre 1901 par Mademoiselle Barlet sur la scène du Chateau de Compiègne lors de la soirée de gala en l’honneur de SS MM Impériales, reproduite dans l’Almanach du peuple Beauchemin pour 1902 (Bibliothèque Nationale du Québec).
[2] Lettre du 1-VIII-1903. Collection Victor Morin, P56/A1, 68 (Archives de l’Université de Montréal).
[3] Il s’agit, pour l’essentiel, de chansons écrites “sur l’air de...”, composées de façon précoce, Botrel faisant commencer là la construction de son parcours d’auteur...
[4] Centre de Recherche Lionel Groulx (Montréal), P49/A2.
[5] “J’en f’rons deux à la Paimpolaise” devient “J’en causerons à la Paimpolaise”, “Les draps tirés jusqu’au menton” devient “Devant un beau feu d’ajonc”, par exemple.
[6] Dans le Dictionnaire du Patrinoine Breton, par exemple (Botrel, 2000).
[7] Vérifications faites, je partage avec Théodore Botrel un lointain ancêtre: Jean Botrel, laboureur à Manière en Mégrit (Côtes d’Armor), mort le 6 janvier 1652, également à Mégrit.
[8] Cette communication met à profit des informations recueillies dans le cadre d’une bourse de recherche de la Bibliothèque Nationale du Québec.