La construction d’une hispaniste.


(in : Lefort, Albert (éd.), Pages d’amitié dédiées à Michèle Leray Lefort, Rennes, Éditions Folle Avoine, 2023, pp.  30-33).

 

Sauf l’idée qu’elle avait de la valeur du travail et qu’elle tenait de ses parents, Michèle ne fut pas ce qu’on appelle une héritière et quand elle a commencé à envisager la carrière d’enseignante d’espagnol, elle n’avait sans doute pas par avance l’idée de l’hispaniste qu’elle allait devenir —qu’elle allait construire—au prix d’un intense travail et d’une volonté sans faille.

            Ayant été orientée tardivement vers l’espagnol —en seconde—, elle a dû d’abord, avec l’aide de son professeur d’alors, « rattraper son retard » et, motivée par les images positives liées au monde hispanique mais aussi par un engagement militant contre le régime franquiste, elle choisit de se former à la langue, littérature et civilisation espagnoles à la Faculté des Lettres de Rennes. Pour l’étudiante boursière, « avide de connaissances et curieuse de tout », cet objet encore lointain et abstrait ne put véritablement s’incarner qu’après l’obtention de la Licence, quand elle put enfin découvrir l’Espagne et tisser des liens étroits et durables avec des exilés de l’intérieur, opposants au régime de Franco. Son premier travail de recherche —son mémoire de maîtrise soutenu en octobre 1968 — porta sur « Les préoccupations sociales des romanciers espagnols contemporains ».

            Monitrice puis collaboratrice technique pour subvenir à ses études, elle a été, en 1969-1971, directement liée à la vie de la bibliothèque et du département d’espagnol où elle a pu trouver les encouragements et les aides nécessaires pour l’accompagner dans sa volonté d’embrasser la carrière d’enseignante et d’entrer dans l’Éducation nationale, satisfaite avec l’obtention du CAPES d’espagnol, en 1971.  

Quelques années, plus tard, mère de deux garçons, elle choisira —nouveau défi pour elle-même— de préparer à nouveau l’agrégation tout en assurant ses enseignements : elle l’obtiendra en 1988.

De ce parcours d’une étudiante, elle a soigneusement conservé de nombreuses traces, en particulier de précieuses notes de cours, base pour une histoire de la discipline à venir.

Être professeur d’espagnol au Collège Pierre Dubois de Laval, puis au Lycée Ile-de-France de Rennes, pour Michèle, ce fut développer une conception dynamique —militante— de l’enseignement, avec une réelle implication auprès des élèves et dans la vie professionnelle, comme conseillère pédagogique (1987-1992) et animatrice de réunions, mais aussi au sein d’associations et revues (Association des Professeurs de Langues Vivantes, Association pour la Diffusion de la Langue Espagnole, Société des Hispanistes Français, Bulletin de liaison des professeurs d’espagnol) et en participant, dans le cadre de la Mission Académique de Formation des Personnels de l’Éducation Nationale (MAFPEN), aux recherches sur le jeu en situation éducative. A partir de 1991, elle a mis ses compétences d’enseignante au service des étudiants de l’Institut d’Études Politiques de Rennes, pour lesquels elle créa l’enseignement de l’espagnol, puis pendant cinq ans de ceux de Rennes 2, avant d’être, en 1997, recrutée à l’Institut National de Sciences Appliquées (INSA), qui aura su mieux que l’université Rennes 2 reconnaître les talents de Michèle. Jusqu’à sa retraite, en 2007, elle y enseignera l’espagnol et y coordonnera les enseignements de langues.

            Une fois agrégée, vint pour elle le moment —et l’envie— d’explorer une autre facette du métier d’hispaniste, celle de la recherche, avec la préparation d’une thèse sur « L’image de Barcelone dans la littérature espagnole contemporaine (1975-1985) », bientôt réorientée vers l’œuvre du poète et romancier colombien Álvaro Mutis (découvert avec la lecture de La neige de l’amiral en 1989), et son personnage récurrent, Maqroll. En décembre 1995, elle soutiendra, avec tous les honneurs, devant un jury présidé par son ancien professeur à Rennes, Claude Fell, une thèse intitulée Maqroll el Gaviero dans l’œuvre d’Álvaro Mutis :  de l’alter Ego à l’autre, publiée en 2001, aux Presses Universitaires de Rennes. Ce sera « son » auteur avec lequel elle entretiendra des relations étroites et privilégiées : les cinq entretiens réalisés entre 1991 et 1994 et la correspondance échangée en témoignent. Sur Álvaro Mutis, elle publiera chez Folle Avoine, en 1999, un cahier dirigé par elle (Transversales, n° 1) et, dans diverses revues, une bonne douzaine d’articles, sans vraiment chercher à s’insérer dans le milieu de la recherche universitaire, mais contribuant ainsi à le faire connaître des lecteurs francophones.

Car l’hispaniste Michèle Lefort a, comme son tuteur d’alors, Albert Bensoussan, mis ses compétences en matière de langue et de littérature hispaniques au service de la médiation culturelle, essentiellement par la traduction. La traduction de textes d’Álvaro Mutis, bien sûr, comme les entretiens réalisés par Eduardo García Aguilar (Souvenirs et fantasmes, Folle Avoine, 1999) ainsi que huit poèmes, pour la Revue des Belles Lettres, en 2000, puis Dix poèmes (2017), de nombreux recueils de poésie de Jorge Nájar (Figures de proue (2006), Là où jaillit la lumière (2015), Espíritus (2018), Clé de voûte (2021), tous publiés chez Folle Avoine), ainsi que quelques textes du poète galicien Claudio Rodríguez Fer, en 2014 et 2016, ou de María Luisa Huertas, en 2009. Sans jamais oublier la dimension militante de l’entreprise, comme lorsqu’elle contribua bénévolement à faire connaître l’œuvre de son ancien professeur Antonio Otero Seco en participant à la traduction de ses Écrits sur García Lorca et en traduisant l’ensemble de ses Écrits sur Dali et Picasso, publiés à La Part Commune, en 2013 et 2016. Sur cette dimension de son œuvre d’hispaniste et les « doutes » et même « l’angoisse » qui accompagnaient la traductrice, elle s’est confiée, en 1999, dans la revue Atala, et on sait comment cette tâche la mobilisait, la méticulosité, mais aussi l’insatisfaction foncière qui caractérisaient sa démarche : « on ne termine jamais une traduction, on ne fait que l’interrompre », écrivait-elle, dans « Tribulations d’un traducteur » (Atala, n° 2, p. 43).

            Ce rôle exigeant de passeuse entre deux langues, au bénéfice des auteurs traduits, mais surtout des lecteurs non hispanophones, a été accompagné d’une insatiable avidité de découvrir, d’apprendre et de transmettre. En veille permanente, passionnée et militante —inquiète aussi—, elle fut pour ses collègues et amis une inlassable relayeuse d’alertes et d’informations sur le monde hispanique : le 18 septembre 2021, quelques jours avant sa mort, elle signalait encore à ses correspondants habituels un article de Henrique Mariño dans Público sur « el poeta que entrevistó por última vez a Lorca » et ses Poemas de ausencia y lejanía, Antonio Otero Seco, le professeur républicain espagnol en exil, tant admiré depuis ses années d’étudiante.

Étudiante, enseignante, chercheuse, traductrice, intermédiaire culturel, citoyenne militante et passionnée, tout au long de sa vie et de sa carrière, sans relâche, jusqu’à la fin, Michèle l’hispaniste aura eu son métier, l’Espagne, le monde hispanique et l’hispanisme ancrés au plus profond d’elle-même : en el corazón.

                                                          

                                                                       Jean-François Botrel