Préface à Terre de Galice de Ramón Villares (Rennes, PUR, 2020)
La Galice, petit «bout du monde» situé entre le Portugal et l’Atlantique au Nord-ouest de la péninsule ibérique, est certainement la partie de celle-ci qui a le plus tôt et le plus durablement attiré les Européens du Nord, au moins ceux de la chrétienté: l’invention du sépulcre de l’apôtre Saint-Jacques à Compostelle y est pour beaucoup. Parmi ceux que le Codex Calixtinus énumère au XIIe siècle figurent des Bretons qui dénommaient Hent San Jackez (le chemin de Saint Jacques), la voie lactée qu’ils considéraient comme le purgatoire des âmes en transit,et c’est en expiation de sa faute que Dom Yann Derrian, le héros de la gwerz éponyme, entreprend le chemin : «Je vais à Saint Jacques en Galice, où m’envoie de Dieu la justice» dit-il (en breton).
Aujourd’hui Saint-Jacques de Compostelle est toujours une destination recherchée par les pèlerins, mais, sur la carte de l’Europe, on a encore souvent du mal à identifier la Galice, parfois confondue avec la Galicie polonaise et ukrainienne, comme une région d’Europe, et à associer ce «vieux complexe agraire», selon la qualification d’Abel Bouhier, à la modernité des vêtements de mode Zara, à la construction automobile (les usines Citroën de Vigo), ou à l’approvisionnement en produits de la mer (Pescanova). Si on peut observer que beaucoup d’ardoises qui couvrent les toits de France proviennent de Galice, sait-on toujours, par exemple, qu’on y parle le galicien et que Buenos Aires a longtemps été comme sa seconde capitale?
Il est vrai que la littérature en français à son sujet, est assez maigre: les voyageurs du XIXe siècle ont quasi systématiquement ignoré la Galice, et aujourd’hui, sauf les incontournables guides du pèlerin, on ne dispose que de quelques approches sectorielles, œuvres d’universitaires, par exemple sur la géographie (Abel Bouhier), la Galice romaine (Alain Tranoy), le climat (Jean Mounier), les vins et les vignobles (Alain Huetz de Lemps), le mouvement ouvrier (Gérard Brey), Valle-Inclán (Eliane et Jean-Marie Lavaud), les institutions (Romain Pasquier), les régions côtières (Henri Nonn), l’ardoise (Moises Ponce de León). Les Bretons eux-mêmes ont mis du temps à admettre leurs «cousins» galiciens dans le club celte et ce n’est qu’en 1985 qu’un premier ouvrage sur la Galice a été publié sous l’égide du Comité Bretagne-Galice et du Conseil Culturel de Bretagne. Il faut une catastrophe comme le naufrage du Prestige en 2002 ou la programmation d’un concert de Carlos Nuñez avec sa gaita au Festival Interceltique de Lorient pour que les projecteurs des médias se tournent momentanément vers elle.
Il est vrai aussi que la Galice qui en tant que «nationalité historique» et communauté autonome d’Espagne jouit, depuis 1980, d’institutions et de compétences propres et d’une langue co-officielle, s’est montrée plus discrète que le Pays Basque ou la Catalogne dans l’affirmation de ses spécificités et de son identité. Partant elle moins présente dans les représentations que, de l’extérieur, on se fait de la Péninsule ibérique et on a pu parfois même oublier, par exemple, que celui qui fut le chef suprême de l’Espagne pendant près de quarante ans était né à El Ferrol.
C’est peut-être, aussi, que les Galiciens ne sont guère enclins à parler d’eux-mêmes ou à faire parler d’eux et, sans prétendre se référer à une quelconque idiosyncrasie, on observera, avec l’auteur de cette Histoire de la Galice, que cette sorte de réserve a fait que les Galiciens ont mis assez longtemps à prendre conscience d’eux-mêmes et confiance en tant que peuple ou nation.
Pourtant, on peut constater qu’à l’échelle européenne, la Galice est devenue aujourd’hui incontournable lorsqu’on aborde des questions telles que les périphéries et les régions maritimes (la Galice a presque 1 200 kms de littoral), le bilinguisme (dans les médias et dans l’enseignement, en particulier), la ruralité mais aussi l’urbanisation (avec son spécifique polycentrisme urbain), le nationalisme ou le régionalisme (le galleguismo), l’interceltisme (la Galice est «la Celtie du Sud»), l’émigration et les diasporas, les modes de gouvernance autonomique, l’identité, etc.
C’est à analyser et comprendre ce long processus à travers lequel la société galicienne s’est exprimée au fil du temps (des premiers Œstrymiens aux dernières élections de 2015) et, comme le remarque Ramón Villares, «plus en tant que réalité culturelle que politique à proprement parler», qu’est consacrée la présente histoire générale de la Galice.
Dans le recoin galicien de ma bibliothèque, à la lisière de la forêt de Brocéliande, je conserve précieusement —elles sont dédicacées— les éditions successives de cette histoire inlassablement travaillée et perfectionnée, une histoire in progress, en cours pourrait-on dire en français. La première, écrite en galicien, est parue en 1984, peu après l’accession de la Galice à son statut d’autonomie: un «essai de résumé» didactique ou manuel, accompagné de 16 documents. C’est la première histoire générale de la Galice, les tentatives antérieures, de Manuel Murguía a Ramón Otero Pedrayo, étant restées inachevées. C’est A historia, l’histoire de la Galice par antonomase, traduite et publiée la même année en espagnol sous le titre Historia de Galicia, chez Alianza editorial, puis en portugais du Portugal en 1991. Vingt ans après, et quelques réimpressions plus tard, en 2004, Ramón Villares a révisé et actualisé son histoire en condensant en un seul les trois chapitres antérieurement consacrés à la formation de la Gallaecia, en complétant l’histoire la plus contemporaine, en ajoutant des chapitres consacrés aux principales villes galiciennes et en incorporant les apports les plus récents —et importants—de la recherche historique dont témoignent les commentaires bibliographiques qui l’accompagnent. C’est la Breve historia de Galicia publiée chez Galaxia qui, en 2014, a bénéficié d’une traduction en espagnol d’Argentine avec l’addition d’un chapitre consacré à Buenos Aires. Récemment, en 2015, la traduction/adaptation en portugais du Brésil (2015) a été l’occasion pour l’auteur de traiter plus spécifiquement la question de l’émigration galicienne au Brésil. Une dernière version en galicien (3e édition revue et augmentée) a été publiée en 2016. Au fil des ans, l’histoire princeps et fondatrice s’est donc étoffée et précisée: c’est une histoire qui continue d’accompagner les évolutions de la discipline mais aussi le devenir même de son objet. La version qui a servi à préparer la présente traduction en français répond à ces caractéristiques.
L’examen des traitements éditoriaux de ces états successifs de l’Histoire de la Galicerend d’ailleurs visuellement compte de ces évolutions : l’austère couverture de A Historia agrémentée par le maquettiste de l’édition d’Alianza Editorial d’une paire de sabots de bois (zocos) à demi achevés (clin d’œil à un certaine vision extérieure de la Galice?), a, dans l’édition de 2004, été remplacée par une photographie de locomotive à vapeur dans la gare dePontevedra en1884, symbole du désenclavement et de la modernité. Dans l’História da Galiza de 2015, c’est une vue du pont du Cabo de Buena Esperanza dans le port de Vigo, en 1957, bondé de migrants, qui a été retenue. Sur la couverture la présente édition, un ensemble de Menhirs de l’artiste galicien contemporain Manolo Paz, en hommage aux fusillés et aux morts de la Guerre Civile et installé à La Corogne, en 2003, fait face à l’océan.
Pour ce que, à l’échelle européenne, on pourrait qualifier d’histoire régionale —l’histoire d’une région d’Europe—, Ramón Villares, on l’a compris, n’a pas privilégié une vision galaico-centrée ni une vision immuable de l’histoire de la Galice. Il s’agit d’une histoire «connectée» qui a vocation à prendre en compte les autres histoires nationales, et d’une histoire dynamique qui accompagne les évolutions de la science historique et de la société galicienne elle-même. De ce fait elle peut être amenée à considérer différemment ce qui constitue les invariants dans l’évolution historique de la Galicequi présente beaucoup d’analogies avec celle de l’Occident européen dans son ensemble: l’influence de l’Eglise, le poids de la petite noblesse rurale, la force et résistance du paysannat, la prépondérance des activités agraires et l’échec de l’industrialisation, la faiblesse du galleguismo en tant que mouvement politique, les effets d’une émigration massive, l’énorme transformation économique et sociale vécue depuis le début des années 1960 sous les effets de la seconde vague de modernisation.
Ce qui ne veut pas dire que l’historien qui est toujours maître de son récit, ne puisse, par ses choix, vouloir faire évoluer les visions et représentations reçues: c’est à quoi répond, par exemple, l’insistance qui est mise sur le polycentrisme urbain, à propos d’une Galice traditionnellement caractérisée par la dispersion de l’habitat et une étonnante densité de noyaux d’habitation, dix huit fois supérieure à celle du reste de l’Espagne. D’où les neuf «petits essais de caractère microhistorique» consacrés à des villes galiciennes depuis lesquelles peuvent être contemplées les principales tendances de chaque époque historique.
Mais cette liberté de l’historien ne va guère au delà: l’étude plus détaillée des manifestations du nationalisme galicien est à rechercher dans un recueil d’articles de 2017 intitulé Identidades e afectos patrios (Identités et affections pour la Patrie) et c’est à l’historien qu’il appartient de faire le constat de ce que, la Galice est «dotée d’une identité forte, mais à la différence du Pays Basque et de la Catalogne, d’une «faible conscience nationale».
La possibilité de se livrer à des histoires comparées des ressemblances et dissemblances se trouve ainsi offerte, notamment pour des régions qui aspirent à se reconnaître dans l’autre, pour, affectivement ou économiquement, s’en rapprocher.
Au sein même de la péninsule ibérique la Galice, ainsi que nous le remarquions, en 2016, dans l’étude collective dirigée par Christine Rivalan Guégo sur la Gran Enciclopedia Gallega. La forja de una identidad, s’est longtemps perçue comme une terre cantonnée dans son territoire (a terra): l’histoire permet de rétablir ses interconnexions avec le Portugal, Madrid et même les Asturies dont la partie occidentale conserve d‘ailleurs l’usage de la langue galicienne. Ce faisant, Ramón Villares, d’abord spécialiste de l’histoire agraire de la Galice, applique à celle-ci le regard d’un historien dont le champ s’est élargi au fil du temps: président de l’Association espagnole d’histoire contemporaine (1996-2002), il a d’ailleurs, avec l’historien catalan Josep Fontana, dirigé une histoire d’Espagne publiée entre 2007 et 2010, à Barcelone, chez Crítica, ainsi que plusieurs manuels d’histoire d’Espagne et du monde contemporain pour l’enseignement secondaire.
Les liens tissés avec l’Europe sont un autre facteur essentiel: on ne saurait évidemment oublier que des chrétientés bretonnes s’installèrent en Galice à la fin du VIe siècle, que le km zéro du chemin de Saint-Jacques se trouve rue Saint-Jacques à Paris ou que la présence française fut particulièrement forte à l’époque médiévale (la maison de Bourgogne, les ordres de Cluny et Cîteaux), mais aussi que le panceltisme galicien n’est pas exclusif de conflits de pêche dans le Golfe de Gascogne/Biscaye et, qu’avant que des mouvements migratoires de masse ne conduisent les travailleurs galiciens vers la Suisse et l’Allemagne, les regards des intellectuels de la fin du XIXe et du début du XXe siècle furent tournés vers Paris et Berlin: Ramón Villares le rappelle dans l’essai qu’il a consacré en 2006-2007 à l’éducation sentimentale d’un intellectuel galleguista, Ramón Otero Pedrayo (1888-1976), intitulé Fuga e retorno de Adrián Solovio (Fuite et retour d’Adrián Solovio), du nom du héros de son bildungroman de 1930, Arredor de sí (Autour de soi).
Quant à la présence galicienne en Argentine et au Brésil, fruit d’une émigration largement subie mais devenue avec le temps comme structurelle et facteur de développement, elle a débouché, au moins en Argentine, sur une sorte de “nation extérieure”, une autre Galice.
C’est une histoire construite en forme de poupée qu’on qualifiera ici de galicienne, avec des espaces de plus en plus éloignés qui se contiennent les uns et les autres et qui les uns après les autres doivent être explorés pour pouvoir arriver à comprendre le petit pays qui se trouve comme blotti au centre. Comprendre comment la Galice a su s’approprier et assimiler des éléments exogènes («anosar» c’est-à-dire «faire nôtre» écrit Ramón Villares en parlant depuis sa propre communauté). Comment elle est entrée dans la modernité européenne tout en conservant son identité, avec pour conséquence, comme l’historien galicien l’observe dans le discours qu’il prononça le 17 mars 2017 à l’occasion de la remise du titre de Docteur honoris causa de l’université Rennes 2 (p. 24), qu’en Galice «ce qui est particulier a résisté à l’universel sans que cette résistance conduise […] à la voie irlandaise de la séparation politique».
Mais Ramón Villares ne s’est pas contenté, en tant qu’historien, de penser et écrire l’histoire de sa petite patrie, il a aussi, en tant que Galicien, contribué à la faire. En étant à la tête de la cinq fois centenaire université de Santiago de Compostela, entre 1990 et 1994, en temps que membre de la Real Academia Galega ou, de 2006 à 2018, que président du Consello da Cultura Galega, organe consultatif auprès de la Xunta de Galicia, en promouvant une politique audacieuse au bénéfice de la culture galicienne et d’une image rénovée de la Galice. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter Galicia unha cultura para o novo século (2008) et Crear cultura, imaxinar país (2008) ou encore Galicia cen (2016) où, parmi les cent objets retenus pour rendre compte de l’histoire de la Galice, on pourra d(‘ailleurs trouver Criard et Intègre (o Chillón et o Íntegro), les deux canons abandonnés par les troupes napoléoniennes près de Saint-Jacques lors de l’invasion de 1809…
Cette Histoire de la Galice est publiée par les Presses Universitaires de Rennes et il faut se réjouir de ce que cette publication s’inscrive, à son tour, dans la déjà riche et emblématique collection «Histoire», mais aussi que cela se fasse précisément à l’université Rennes 2. La Bretagne a mis longtemps à faire cas de la curiosité que des Galiciens comme le Castelao des Croix de pierre manifestaient pour elle. Depuis le début des années 1960 et plus intensément dans les années 1980, un courant d’intérêt s’est manifesté dont témoignent le Comité Bretagne-Galice, artisan de tant de jumelages, et les recherches menées sous la direction de Bernard Le Gonidec à Rennes 2 qui depuis 1985 a régulièrement accueilli, en son sein, des universitaires galiciens, avant la création d’un Centre d’Etudes galiciennes aujourd’hui malheureusement fermé. Un regard que la démarche scientifique et les kilomètres qui séparent la Bretagne de la Galice rend nécessairement distant, sans pourtant qu’il soit jamais dénué d’une sincère empathie et tendresse. Comme le rappelle le docteur Honoris causa Ramón Villares, la véritable ressemblance entre la Bretagne et la Galice vient sans doute de ce que ces «deux Finistères», «ces deux nations culturelles», sont des «peuples européens» mais «sans perdre leur identité la plus intime».
Cette histoire de Galice est donc une invitation qui nous est faite à entreprendre le chemin de la connaissance pour, peut-être, découvrir l’histoire de la Galice au sein de l’Espagne, de l’Europe et du monde et, dans tous les cas, corriger des représentations à propos d’une Espagne périphérique mais connectée, atlantique et continentale, capable, tout à la fois, de revendiquer sa celtitude et de se projeter vers l’avant, sachant allier modernité et identité.
Mais ce guide de voyage dans le temps est aussi une invitation indirecte à aller découvrir sur place les traces anciennes et actuelles de cette histoire et à ne pas se limiter au plus connu: à écouter Carlos Núñez mais aussi les Cantigas de Santa María, à lire le grand Valle-Inclán et les poésies de Rosalía de Castro ou Les chroniques du sous-chantre, à admirer le sourire voilé du prophète Daniel sur le portique de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle mais aussi la plus humble croix de pierre aux carrefours des chemins.
Vous êtes aux portes d’une œuvre patiemment et ardemment façonnée (en galicien, on dirait lavrada) par un historien et un artisan de l’histoire: adiante! entrez!
Jean-François Botrel