«Traduire et transférer en Espagne à la fin du XIX e siècle»
Transferts culturels: la traduction (XVIII e -XX e s.)/Las trasferencias culturales: la traducción (s. XVIII-XX) , Bulletin d’Histoire Contemporaine d’Espagne , n° 49 (2014), pp. 63-72.
Traduire et transférer en Espagne à la fin du XIX s siècle [1] .
La traduction est le plus fréquemment considérée sous ses aspects théoriques ou ses applications/implications en littérature et, beaucoup plus rarement, comme une des modalités —essentielle mais non exclusive— des transferts culturels, plus ou moins équilibrés ou asymétriques, qui caractérisent les relations des différentes aires linguistiques et/ou les nations entre elles.
Partant de ce constat, à propos de la traduction dans le monde hispanique qui est un phénomène culturel majeur et constant aux XIX e et XX e siècles (Lafargue, Penegaute, 2009; Botrel, 2006), il convient certainement, au delà du nécessaire inventaire statistique de toutes les traductions —et pas simplement de celles des œuvres littéraires—, de s’interroger sur les formes revêtues par la traduction lato sensu qui concerne beaucoup d’autres biens culturels que les textes; de chercher dans les discours historiques sur la traduction, les intentions et les intérêts à l’œuvre dans le processus, pour finalement s’interroger sur les effets constatables du fait de traduire et de sa production, en terme d’appropriation par le pays ou le sujet récepteur et, sans doute, bénéficiaire.
1. Flux et stocks de traductions.
Pour apprécier l’importance des flux et des stocks représentés par les traductions, le recours à la statistique bibliographique rétrospective semble indispensable. Or, pour le XIX e siècle espagnol, les informations disponibles sont encore lacunaires et limitées, pour l’essentiel, au roman et au théâtre.
C’est ainsi qu’on sait que pendant ce siècle, 80% des romans publiés en feuilleton dans la presse furent des traductions (pour 80% d’entre elles du français) (Botrel, 1997).
Entre 1878 et 1891 (Botrel, 1989b), pour les publications en livre relevant du genre narratif au sens large, pratiquement la moitié (49%) des 1 749 titres sont des traductions. En 1907, sur les 358 romans répertoriés dans Bibliografía Española, au moins 216 (60%) sont des traductions; et en 1911, cette proportion est de 30% (Botrel, 2010d).
S’agissant de la littérature dramatique ou lyrique, entre 1830 et 1930, on a repéré au moins 1 200 œuvres traduites du français (Cobos, 1996), sans compter les œuvres lyriques (Iglesias, 1991-1996) et les «adaptations». Plus tard la chanson offre un champ encore à peine exploré (cf. Salaün, 1990).
Quant à la littérature pour la jeunesse, on sait qu’elle est essentiellement d’origine étrangère: dans la «Biblioteca escogida de la juventud», on trouve par exemple, Los últimos días de Pompei , Pablo y Virginia , Los náufragos del Spitzberg (sans précision d’auteur) mais aussi Renato de Anjou de Etienne Casimir Hippolyte Cordellier-Delanoue e Historia de la conquista del Perú y de Pizarro por Enrique Lebrun.
Sur les autres domaines, on est encore moins bien informé, mais on constatera, par exemple, qu’en 1874 38 des 42 traités de médecine en vente chez le libraire madrilène Jubera sont des traductions et que sur les 42 œuvres de «Política, jurisprudencia y derecho», 24 sont également des traductions (11 sur 42 en 1875; 14 sur 50 en 1879).
Quant à la littérature catholique, elle est presque par définition sans pays ni langue d’appartenance et partant souvent traduite dans plusieurs langues, même si des affirmations nationales voire intra-nationales sont souvent perceptibles. En 1907 les «Buenas novelas» proposées par Herder sont toutes traduites de l’allemand.
Pour le roman et le théâtre, jusqu’à la première Guerre mondiale la littérature français reste la littérature de référence dominante, avec quelques évolutions: en 1900 encore, sur les 62 auteurs étrangers du catalogue Aguilar, 43 sont français, mais en 1907, Carlota M. Braemé (Bertha M. Clay) est de loin l’auteur le mieux représenté et la présence allemande se fait plus forte avant 1914.
L’importance de la traduction pour l’alimentation de la production éditoriale varie évidemment selon les maisons d’éditions: par exemple, en 1900, sur les 218 auteurs édités par F. Aguilar (Valencia), seuls 62 sont «étrangers» (mais d’un auteur comme Montepin on propose 104 titres et 41 de Dumas!) et en 1915 chez Renacimiento on ne compte que 17 auteurs étrangers sur les 134 répertoriés.
Malgré les tentatives pour faire émerger une littérature nationale, parfaitement abouties dans les années 1880 avec les productions du Grand réalisme dues aux plumes de Pérez Galdós, Leopoldo Alas, Emilia Pardo Bazán, etc., la dépendance à l’égard de la science et de la technique, des formes éditoriales importées, mais aussi de la littérature française restera donc une donnée structurelle, tout particulièrement en ce qui concerne le roman dit populaire, avant que la littérature anglo-saxonne ne prenne la relève dans les années 1920.
Cette approche statistique bibliographique est de toute évidence à compléter ou systématiser, en prenant en compte les importations directes de livres traduits depuis la France, l’Allemagne, etc. (Botrel, 1989a), mais encore plus les traductions d’articles étrangers dans les revues et la presse quotidienne (Sablonnière, 2000), ou celles de dépêches ou d’informations tirés de la presse étrangère, accompagnées ou non d’une réélaboration (Botrel, 2010a), et la reproduction d’images importées, sans doute le phénomène le plus constant et le plus important au XIX e (cf. Botrel, sous presse 1). Sans oublier les traductions de l’espagnol vers d’autres langues y compris nationales, comme le catalan.
Ainsi pourra-t-on caractériser les pourtours du cadre dans lequel ce phénomène opère de même que les évolutions observées, en n’oubliant pas qu’il ne s’agit que d’une offre dont il convient maintenant d’apprécier l’effectivité, dans les textes et dans les pratiques.
L’hispanisation des textes. Le principal moyen de l’acclimatation des textes écrits en français ou dans d’autres langues est évidemment l’hispanisation par la traduction (au sens large) en espagnol. Les conséquences éditoriales ont déjà été signalées, mais il convient de s’attarder sur les conséquences textuelles telles qu’elles ont pu être perçues à l’époque et telles que les recherches menées sur quelques opérations de traduction les analysent.
Passons sur les réactions aujourd’hui bien connues contre la traductomanie et la corruption de la langue espagnole qu’elle occasionne, le sentiment d’humiliation et la réaction nationaliste ou «espagnoliste» qui l’accompagnent (Botrel, 2006, 12-13), et souhaitons que l’étude aujourd’hui simplement ébauchée (Lafarga, Penagaute, 2009) du personnel impliqué dans le processus (traducteurs, journalistes, éditeurs, libraires, etc.) permette d’en connaître les tenants et aboutissants.
Plus important , me semble-t-il, serait, comme a commencé à le faire Simone Saillard (1997) pour les traducteurs espagnols de Zola, de procéder à une étude contrastive des textes-sources et des textes-cibles, mais aussi de considérer le travail d’écriture des traducteurs et adaptateurs qui sont parfois eux-mêmes des écrivains-créateurs et de soumettre les textes en résultant à une analyse linguistique, pour —peut-être— caractériser cette littérature traduitepar rapport à la littérature «nationale» au sein de la littérature. On sait déjà que, sous l’effet des coupures, censures, contresens, etc., la plupart des textes résultant des processus de traduction n’ont pas grand chose à voir avec les textes originaux. Comme disait Clarín, qui a lu Zola en espagnol n’a pas lu Zola, un effet de qu’il appelait le « tunnel de la traduction» où il est fréquent que le train qui entre ne soit pas le même à la sortie… (Alas, 2005, 581).
En tout cas, le travail d’appropriation et acclimatation d’œuvres littéraires françaises ou d’éléments de littérature est allé bien au delà de la traduction, mauvaise ou non.
On peut ici faire un rapide inventaire des procédés employés ou affichés (Botrel, 2006, 15-16), qui consistent à traduire librement, à arranger, à extraire, à condenser: le catalogue de Ferreras (1979) fournit à cet égard de nombreux exemples, réels ou supposés, de manipulations, tripatouillages, etc. plus ou moins frauduleux. Il est évident, par ailleurs, que les libertés prises avec les originaux ont pu aller —au delà des licences du traducteur— jusqu’à omettre de préciser la source, ce qui laisse un vaste champ d’investigation aux limiers de l’intertextualité et du plagiat.
Il faudrait aussi pouvoir rechercher dans tous ces textes ce qui a pu être écrit en fonction d’un «goût» proprement espagnol, car tous leurs auteurs de fait n’ont pas été aussi explicites que El-Modhafer qui, en 1843, offrait au public espagnol Adela, «Novela histórica acomodada al gusto de los españoles por El-Modhafer, acomodador ilustrado» [2] . Grâce à Simone Saillard (1997), on sait désormais comment quelqu’un d’aussi radical en apparence que Tomás Tuero a pu, au moment de donner à lire en espagnol tel passage de Nana , être plus «espagnol» que naturaliste…
Plus explicite et révélateur d’une grande attention pour ce qui se fait dans le pays voisin et pour tout dire d’une sensibilité à la mode, est, bien sûr, l’écriture et la publication de remakes ou, parfois, la simple référence à l’enveloppe: après la vogue en France des Physiologies à partir de 1841, celle des Mystères a, par exemple provoqué en Espagne une importante et mimétique activité de production éditoriale (Botrel, 1997b, 30). Que dire des innombrables types taillés d’après le roman français?
Partie intégrante de la production éditoriale et romanesque, les images importées sous forme d’illustrations, cartes, schémas, etc. ou bien transposées et adaptées, comme à partir de 1868 dans la «Biblioteca de las maravillas», réplique de la «Bibliothèque des Merveilles» d’Hachette (Botrel, sous presse 1), contribuent fortement, elles aussi, à la perception d’un monde de référence imparfaitement hispanisé, mais apparemment accepté, notamment dans les romans par livraisons, mais aussi dans un ouvrage comme Los niños pintados por ellos mismos (Botrel, 1997a) et bien d’autres encore (Botrel, sous presse 2).
Cependant, pour les œuvres françaises à succès, plus que leur traduction à proprement parler, c’est leur traitement inter-médiatique, avec tous leurs avatars et les changements de circuits qui s’ensuivent, qui leur a assuré une diffusion et une notoriété, bien au delà des cadres convenus [3] : il faut en tenir compte au moment d’apprécier l’importance relative de la traduction dans les transferts culturels.
Traduire comme intention. A lire le discours dominant à l’époque sur la traduction,
on en viendrait à oublier que la cause de tant de protestations ou lamentations sur lesquelles on ne reviendra pas (Botrel, 2 00 6) est à rechercher dans un dispositif délibéré et sans doute pour partie souhaité, d’importation (plus que d’exportation on le sait) de biens culturels —textes et images— à des fins immédiates de consommation, mais aussi, à plus long terme, de progrès pour l’Espagne.
Dans leurs motivations, il peut n’y avoir que l’accompagnement à des fins mercantiles des goûts dominants (certains particulièrement durables, ce qui expliquerait tant de traductions de tous acabits des romans de Dumas, par exemple), et dans ce domaine la volonté de (re)conquête du marché hispano-américain a pu avoir une réelle incidence. Mais qui prétendra que lorsque Blasco Ibañez fait son marché de romans chez Calmann-Lévy (lettre Botrel, sous presse 2), il n’a qu’une préoccupation commerciale (son intérêt pour la traduction des œuvres de Zola prouve évidemment le contraire) ou qu’en acquérant, en 1902-1903 (Botrel, 1993, 608) les droits de traduction des œuvres de Willy-Coletteou d’Anatole France, Ruiz Contreras ne pense qu’à spéculersur des valeurs actuelles ou à venir?
Dans mon étude sur José Lázaro Galdiano (Botrel, 2010c), on trouvera une synthèse de ce que d’autres avant moi ont remarqué chez cet éditeur d’exception: ses visées réformistes sont essentiellement servies par l’introduction en Espagne d’auteurs et textes étrangers, via la traduction (il s’interdit même de publier des auteurs espagnolsdans une des ses collections, la «Colección de libros escogidos». On a vraiment du mal à penser que ce travail de diffusion des idées n’ait pas obéi à un projet idéologiquement cohérent: à un moment de fortes réticences à l’égard du positivisme et du darwinisme, on ne peut dire qu’on doive à l’air du temps la décision de publier en traduction espagnole l’intégralité de l’œuvre de Spencer ou les écrits théoriques de Zola, sans parler de Hegel ou Schopenhauer. En pleine période de tensions avec les Etats Unis d’Amérique, il manifestera un intérêt soutenu pour la littérature anglo-saxonne, et contre Unamuno lui-même il défendra avec chaleur de ce qui veut venir de France. Ce faisant le propriétaire de La España Moderna projette d’aider l’Espagne à récupérer un évident retard, mais aussi de l’inscrire dans l’actualité du mouvement scientifique, pour un investissement durable visant avec à la doter —l’Amérique Latine est concernée—d’outils intellectuels, de «classiques» de la penséeet à européiser au moins les minorités intellectuelles. Et Lázaro Galdiano se distingue encore des autres éditeurs par son souci d’originalité et de scientificité qui l’amène à faire traduire des textes étrangers sans passer par le français et par des universitaires…
Un autre exemple peut être fourni par Valentí Camp (cf. Botrel, 2005), qui, avec sa «Biblioteca sociológica», conçoit une collection adaptée au public et à l’Espagne d’alors: même Unamuno, malgré toutes ces acerbes réserves (Vauthier, 2002, 511), le reconnaît. Peu importe, finalement, qu’elle comporte des auteurs comme Sergi, «parce que notre public se trouve à un niveau bien inférieur à eux et trouve en eux de quoi apprendre. Aussi triste que ce soit, peuvent être des maîtres en Espagne les Max Nordau, Haeckel, Ferri… et autres coryphées du nationalisme de pacotille et archi-superficiel. Ce serait folie que de leur proposer les autres, ceux qui sont subtils en même temps que profonds» (Vauthier, 2001, 504).
Ce que certains ont pu qualifier d’opportunisme, obéit, on le voit, à des préoccupations pédagogiques et réformistes: traduire ou ne pas traduire comporte aussi une dimension très idéologique, accompagnée de censures ou au contraire de prosélytisme [4] , mais aussi une dimension géopolitique, depuis l’importation plus ou moins active ou passive de textes et images jusqu’à la définition d’un politique culturelle de projection à l’étranger, comme cela a pu être le cas de la France et de l’Allemagne avant et pendant la Première Guerre mondiale [5] .
Sans oublier, la fonction de substitution plus ou moins permanente, jouée par la presse et l'édition étrangères avec la publication, en vue d’exportation, de traductions la plupart du temps assurée par des émigrés ou des exilés, comme cela s’est produit en France (Vauchelle-Haquet, 1985, 2003; Botrel, 1970).
Reste —idéalement—à apprécier les effets de ces politiques de traduction.
L’impact de la traduction. Dire qu’il y eut en Espagne un grand nombre de lecteurs de traductions relève de l’évidence, encore faudrait-il essayer de cerner ce qui les motivent et de mieux connaître leurs modalités d’appropriation et les effets produits: perçoivent-ils la littérature consommée quelle qu’elle soit comme étrangère, leur reste-t-elle étrangère une fois traduite? En se posant, par principe, la question de savoir si la littérature traduite est espagnole (Botrel, 2010b), on peut rapidement constater que de même que pour les éditeurs et libraires la littérature traduite et hispanisée se distingue peu de la littérature espagnole, pour le lecteur espagnol, ancien ou nouveau, peut ne pas exister la conscience de ce qu’il lit n’est pas original ni espagnol. Inversement, la lecture de textes d’origine étrangère a pu obéir à une motivation renvoyant à des plans d’ordre symbolique ou simplement fonctionnel (pour les professions scientifiques, par exemple).
S’agissant des modalités d’appropriation, il faut évidemment distinguer entre la consommation superficielle, sous l’effet de la mode, et l’assimilation ou la digestion qui fait, par exemple, qu’on peut, comme dit Clarín prendre «de los extranjeros ideas, formas, pero sin respetar la nacionalidad en el lenguaje, ni en la relación al medio»; au delà de la traduction d’Ibsen ou de Tolstoï, par exemple, c’est l’assimilation «para la vida del arte universal, del jugo estético y filosófico de dos escritores universales» qui au fond intéresse. Clarín offre, à cet égard, un bon exemple de la façon qu’on peut avoir d’assimiler Zola, loin des consommations de circonstances (Botrel, 2009).
Une fois encore avec Clarín, qui porte —on le voit— une attention globale au phénomène, il convient de distinguer entre ce qui n’a pu être que consommation superficielle d’imitations de même acabit, et qui n’a sans doute eu d’autre effet que la satisfaction immédiate, passagère et illusoire d’un lectorat avide de quelconques «articles de Paris», de la démarche de sélection par l’étude et l’analyse suivis d’échos intelligents et adaptés qui permet l’appropriation et même l’assimilation par le lecteur.
Une condition pour cela est l’existence d’informateurs et de médiateurs préparés à cet effet, et leurs pratiques restent —on le sait— à mieux connaître. C’est le cas, par exemple, des correspondants dont le rôle peut-être aussi bien néfaste que positif, selon le niveau de préparation et la conception de la fonction, mais, encore plus, des plus rares journalistes penseurs et passeurs.
En effet, dit Clarín, il ne suffit pas de pouvoir compter sur ce qui a été pensé ailleurs, il faut que dans ce qui est universel (à distinguer de ce qui est parisien ), chacun, «s’il y trouve quelque chose de solide, l’original, le sente, le pense et l’exprime de telle sorte que se révèlent les influences naturelles saines» (Alas, 2006, 1036).
Quant aux effets (réels) de la traduction et des différentes formes de sa production , s’il est relativement aisé de les connaître à propos de la littérature ou de la langue dénoncés à propos du feuilleton d’origine française, par exemple, ou d’attribuer une dimension identitaire aux réactions que le phénomène provoque (Botrel, 2006), il est plus difficile de mesurer, dans la longue durée, l’impact effectif sur la langue qu’a pu avoir la consommation à travers la presse de produits traduits du français pour l’essentiel: au delà des lamentations souvent anecdotiques, il faudrait rechercher l’incidence de ces contacts linguistiques répétés sur son évolution. Quelques linguistes ont commencé à s’y intéresser (Rodríguez Marín, 2005).
De même, s'agissant de la presse étrangère (Botrel, 2010a), il faudrait mieux apprécier son rôle dans l'évolution de l’écriture journalistique (indépendamment de l’organisation du journal et des revues, des genres journalistiques et bien sûr des contenus) à partir, par exemple, de la grille d’analyse fournie par Marie-Eve Thérenty (2007).
Quant aux «transferts d’idées» qui peuvent être opérés à travers la traduction dans les livres ou dans la presse, comme un des moyens disponibles, il faudrait pouvoir s’atteler à une sorte d’archéologie intellectuelle dynamique pour comprendre les conditions de leur assimilation-digestion (ou de leur rejet) dans la durée.
Ces réflexions sur la traduction et les transferts offrent sans doute aussi l’occasion de réfléchir sur les tensions permanentes entre nationalisme et cosmopolitisme dans le cadre des relations culturelles internationales et d’une globalisation déjà existante. Avec tout un éventail de situations autour de la langue source d’origine depuis la muraille de Chine xénophobe ou xénoréticente qui ignore ou disqualifie ce qui vient de l’extérieur jusqu’au cosmopolitisme qui consiste à «effacer tous les caractères/caractéristiques nationales à force de les assimiler» (Alas, 2005, 578), sans traduction littérale ni explicite, en passant la lecture dans la langue d’origine [6] , et évidemment l’hispanisation des textes par la traduction.
Conclusions . Au delà de l’inventaire qui révèle des asymétries structurelles dans les échanges culturels entre pays qui, pour partie, échappent aux volontés des individus et même aux politiques d’Etat (en matière de restriction, notamment), il faut donc évidemment considérer, avec J.-R. Aymes et J. Fernández Sebastián (1997), que tous ces transferts, opérés principalement à travers la presse, mais également à travers d'autres supports et même des formes d'oralité y compris savante (cf. Waquet, 2003, Botrel , 2011b) vont au delà de simples relations bipolaires, qu’ils se font dans un cadre de révérence ou de dépendance mais aussi d’ignorance ou de concurrence et, surtout, qu’ils impliquent de nombreuses pratiques de filtrage ou métissage précédant une éventuelle assimilation qui donnent lieu à des jeux spéculaires et dialectiques faits de répliques, échos ou ricochets à une production adaptée aux besoins de la nation importatrice et, donc, originale dont l’histoire de la presse et l’histoire culturelle doivent tenir particulièrement compte.
Parmi celles-ci, la traduction au sens large, c’est-à-dire celle qui inclut la non-traduction délibérée, l’adaptation aux goûts «nationaux» ou à d’autres médias, l’imitation, le plagiat, etc. de textes mais aussi d’images, joue un rôle qu’il conviendrait d’analyser dans la matérialité des textes et des images produites (au delà des simples statistiques!) et d’observer et d’apprécier dans d’autres domaines que celui de la littérature qui jusqu’à présent a quasiment monopolisé l’attention des chercheurs.
En n’oubliant pas les transferts opérés par ce biais sont plus inter-médiatiques que ne le laisse entendre la simple translation dans une autre langue, et qu'il ne s'agit pas de simples et transparents « paquets » d'information: l'assimilation de la part de l'intermédiaire et du destinataire passe par un travail de lecture-écriture-lecture, un travail de communication, dans un jeu complexe qui implique tant les savoirs lectoriaux que l'écriture, depuis des attentes plus subtiles et moins homogènes que ne laisse penser une macro analyse.
C’est ainsi que le mouvement d’échanges accrus et accélérés qui caractérise au moins l’histoire de l’Europe contemporaine pourra être plus précisément étudié dans ses motivations et ses effets autant que pour ses techniques, dans et hors les frontières nationales, avec toutes les isochronies ou les déphasages qui se produisent entre nations et au sein de celles-ci, dans le cadre d’une histoire culturelle plus comparative et cosmopolite.
Jean-François Botrel
Université Rennes 2-Haute Bretagne.
Ouvrages cités:
Alas Clarín , Leopoldo, Obras completas. VIII. Artículos (1891-1894). Edición de Yvan Lissorgues y Jean-François Botrel, Oviedo, Nobel, 2005.
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Botrel, Jean-François, La Sociedad de ediciones literarias Ollendorff (Contribution à l'étude de l'édition en langue espagnole, à Paris, au début du XXème siècle) , Talence, Institut d'Études Ibériques et Ibéro-américaines, 1970.
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----b, “Oratoria pasada por tinta: la difusión de la palabra viva en la prensa política y la opinión pública”, in: J.-A. Caballero López, J.-M. Delgado Idarreta, C. Sáenz de Pipaón Ibáñez (eds.), Entre Olózaga y Sagasta: retórica, prensa y poder , Logroño, Gobierno de la Rioja, Instituto de Estudios Riojanos, Ayuntamiento de Calahorra, 2011, pp. 277-294.
----1, «Imágenes sin fronteras: el comercio europeo de las ilustraciones» (sous presse ).
----2, «Blasco Ibáñez empresario de sí mismo» (sous presse).
----3, “La adaptación escriptovisual de la narrativa en los pliegos de aleluyas y algún no-libro más» (sous presse).
-Giné, Marta, Solange Hibbs (eds.), Traducción y cultura. La literatura traducida en la prensa hispánica (1868-1898), Bern, Peter Lang, 2010.
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Ferreras, José Ignacio, Catálogo de novelas y novelistas españoles , Madrid, Cátedra, 1979.
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Sablonnière, Catherine, De l'image de la modernité scientifique aux débats d'idées dans l'Espagne isabéline (1833-1868) , Thèses. Univ. Paris 3, 2000.
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Thérenty, Marie-Ève, La littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIX e siècle , Paris, Éditions du Seuil, 2007.
Vauchelle-Haquet, Aline, Les ouvrages en langue espagnole publiés en France entre l8l4 et l833 , Aix-en-Provence, Université de Provence, 1985.
----, Les ouvrages en langue espagnole publiés en France au temps de la première guerre carliste 1834-1840 , Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 2003.
Vauthier, Bénédicte, «Epistolario Miguel de Unamuno/Valentí Camp», in: Unamuno, Amor y pedagogía , Madrid, Biblioteca Nueva, 2002, pp. 423-520.
[1] Je reprends dans ce texte, sous forme synthétique, des réflexions faites au cours de ces cinq dernières années dans diverses études citées en référence, auxquelles je renvoie.
[2] «Roman historique accommodé au goût des espagnols par El-Modhafer (sic) accommodeur éclairé».
[3] Il est frappant de réaliser, par exemple, que La Chartreuse de Parme a d’abord été connu à travers son adaptation au théâtre par Isidoro Gil y Baus, en 1844, sous le titre La Abadía de Castro , bien avant que le roman ne soit traduit, en 1899, selon Ferreras (1979, 175b) et la fortune d’ Atala ou de Paul et Virginie en Espagne est sans doute autant due à leurs avatars dramatiques, poétiques et graphiques qu’à la traduction du texte proprement dit (cf. Botrel, sous presse 3).
[4] On comprend, par exemple, que Le capitaine Fantôme , roman de Paul Féval qui traite de la Guerre d’Indépendance d’un point de vue parfaitement français soit quasiment le seul de cet auteur à ne pas avoir été traduit en espagnol…
[5] S’agissant de la France, le livre de Claude Bataillon ( Marcel Bataillon. Hispanisme et engagement. Lettres, carnets, textes retrouvés (1914-1967), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2009) montre comment le futur hispaniste Marcel Bataillon a pu participer à cette entreprise.
[6] Pour, dit Clarín, «dar a conocer en cada nación lo que otra produce, como tal nación también, sin quitarle nada de su sello peculiar; poner a la vista, con la mayor fidelidad posible, lo que unos países producen, con carácter peculiar, para que los otros países conozcan algo nacional también» (Alas, 2005, 578).