en Erich Fisbach et Philippe Rabaté (eds.), Les générations dans le monde ibérique, HispanismeSn°8 (second semestre 2016) , p. 316-324 ( http://www.hispanistes.fr/images/PDF/HispanismeS/Hispanismes_8/22_Botrel_Jean-Fran çois_HispanismeS_8.pdf ).
¿Generación Tuñón ?
Manuel Tuñón de Lara est certainement l’historien espagnol qui a été le plus célébré de son vivant, et commémoré après sa mort (survenue en 1997), et sur lequel on a, sans doute, le plus écrit, d’un point de vue tantôt prosopographique tantôt historiographique, jamais hagiographique: rien que chez les hispanistes français, on connaît les textes de Joseph Pérez, Eugenio Lasa, Jacques Maurice, Paul Aubert, Jean-Michel Desvois, Vincent Garmendia, Pierre Malerbe, Gérard Caussimont —j’en oublie certainement—. Moi même j’ai écrit, en 1994, « Nuestro Tuñón », un nous collectif, bien sûr[1].
Que pourrais-je donc ajouter ? Sauf, le temps ayant passé et l’autorisant maintenant, à prendre en compte, comme le suggère le thème de ce congrès, sa figure, son œuvre et son empreinte dans le cadre d’une réflexion sur le concept de génération et de filiation au sein de l’hispanisme français: je vais donc essayer d’expliquer à de nouvelles générations d’hispanistes ce que Tuñón de Lara, né en 1915, a pu représenter pour une génération d’enseignants-chercheurs qui, comme moi, sont nés pendant la Seconde Guerre mondiale —juste avant ou juste après—, ainsi que pour l’hispanisme français.
Et pour parler de Tuñón de Lara dont la figure est tellement associée à Pau et aux colloques d’histoire de l’Espagne contemporaine qui y furent organisés entre 1970 et 1980, je commencerai par évoquer un autre lieu : Bordeaux, son université, et plus précisément son Institut d’Etudes Ibériques et Ibéro-Américaines du chemin de Mégret, à Talence, parce que le chemin qui, à l’automne 1964, mena Tuñón de Lara à Pau, qui n’avait pas encore d’université mais seulement un Collège littéraire Universitaire rattaché à l’université de Bordeaux, passa par là : Bordeaux où avait exercé Manuel Núñez de Arenas, maître et ami de Tuñón, l’auteur de L’Espagne des Lumières au Romantisme, éditée par Robert Marrast, un autre bordelais, Bordeaux où venait d’être fondée la Société des Hispanistes Français de l’Enseignement Supérieur, en 1963 (le 2 mars), à l’occasion d’un hommage à Marcel Bataillon, où enseignaient des hispanistes comme Noël Salomon, Maxime Chevalier, François Lopez, Gracie Larrieu, Maurice Molho, Pierre Heugas, François Chevalier ou Jean Giraudon, , l’année où j’y préparais l’agrégation d’espagnol (en 1964-1965), et où était en train de naître ce que Robert Escarpit —autre bordelais— a appelé l’Ecole de Bordeaux. On sait que c’est Noël Salomon qui, soucieux d’assurer la participation d’historiens dans la formation des étudiants d’espagnol[2], et aussi d’affirmer la personnalité d’un hispanisme bordelais par rapport à Paris, convainquit Tuñón qu’il avait connu pendant la guerre d’Espagne de quitter Paris et de rejoindre Joseph Perez à Pau[3]. C’est à Bordeaux qu’en février 1970, à l’occasion d’un colloque international consacré à La question de la bourgeoisie dans le monde hispanique du XIXe siècle[4] auquel participaient Pierre Vilar et Tuñón, qu’un certain nombre de jeunes hispanistes tésographes de Noël Salomon (Maurice, Estrade, Ralle, Le Bouill, Botrel) ont pu mettre un visage sur l’auteur de La España del siglo XIX (1961) et La España del siglo XX (1964). Bientôt je ferai aussi l’acquisition, à Paris, en juillet 1970, de Medio siglo de cultura española qui venait de paraître chez Tecnos, à Madrid, une lecture plus décisive encore pour un futur historien de la culture. Je me souviens avoir alors adressé à Tuñón l’étude sur la Librería Ollendorff que Salomon m’avait publiée dans la collection « Sociología del libro español » (avec un tirage à 1000 exemplaires !!!), dont il m’accusa réception dans une longue lettre du 1er novembre 1970. Ayant lu, page 4, que Blasco Ibañez habitait 4 rue Hennequin, à Paris, il me faisait l’observation suivante: « Permettez-moi [on se vouvoyait encore, je ne l’appelais pas encore Manolo] une correction d’ordre typographique, à votre travail. A la page 4, on dit que « Vicente Blasco Ibáñez, résidant 4 rue Hennequin à Paris… ». Le vrai nom de la rue est Rennequin. Le hasard m’a fait y habiter quelques quarante ans plus tard (de 1952 à 1955), mais à l’étage en-dessus. D’ailleurs il cite « mi pisito de la « rue » Rennequin en el prólogo a Los cuatro jinetes del apocalipsis ». Tout le reste de la lettre était consacré à l’organisation de la deuxième réunion du séminaire de Pau, les 2 et 3 avril 1971[5], et au premier Bulletin du Département d’Etudes Hispaniques: « dès maintenant, écrivait Tuñón, je crois que vous pourriez préparer une petite communication de sociologie littéraire du genre de celle que prépare Barrère pour la période 1900-1914 ». Je suivrai sa suggestion et commencera ainsi pour moi une longue et étroite relation avec Tuñón et les colloques de Pau[6].
Tant de détails factuels et/ou biographiques qui peuvent sembler très anecdotiques, sont, je le pense, révélateurs de tendances plus profondes et déterminantes, intéressantes à interpréter dans le cadre d’une réflexion sur génération et filiation: ils disent comment en un lieu (Bordeaux d’abord, puis Pau) put s’opérer une conjonction (dont un apprenti chercheur n’a évidemment pas conscience en l’instant), d’un groupe relativement cohérent (d’inspiration marxiste dans le cas des hispanistes français et d’opposition au système alors dominant en Espagne) autour d’autorités scientifiques.
Je ne vais pas développer ce que pour les hispanistes français ou pour les jeunes historiens espagnols, représentèrent les colloques de Pau, prolongés, la démocratie retrouvée, à Cuenca, Madrid, et Ségovie, ou encore le Bulletin du département d’études hispaniques. Dès 1984, à l’occasion du XXe congrès de la SHF et du bilan sur la recherche hispanique en France (1962-1984) auquel il donna lieu à Madrid, l’importance de ces colloques se trouve déjà très clairement signalée en des termes qui me paraissent aujourd’hui assez plats (ils m’appartiennent), mais où l’on trouve utilisées, à propos de Tuñón, les notions de génération, d’héritage, de descendance. Je cite d’après la version en espagnol : « Al crear con sus colegas de Pau este espacio de libertad, Manuel Tuñón de Lara permitió echar las bases de un nuevo enfoque de la historia contemporánea concebida como una globalidad de la que no se debe excluir ninguno de los componentes. Permitió también a una nueva generación de hispanistas aplicar a su campo de investigación los frutos más recientes de las ciencias humanas y unirse de manera estrecha y duradera con una gran parte de la nueva generación de universitarios españoles » […] La herencia de todos estos coloquios […] sigue también viva en España y asimismo en la mayor parte de las investigaciones históricas individuales que se llevan a cabo dentro del hispanismo francés ». Et dans le compte rendu de la discussion qui suivit, Serge Salaün rappelle que « el ejemplo de los coloquios de Pau que supieron reunir a investigadores franceses y españoles durante años —aunque hayan convocado sobre todo a los historiadores y muy poco a los « filólogos »— representa […] una experiencia muy fructífera, tanto científica como humanamente : dicha experiencia no puede prolongarse en Pau pero es de esperar que algún otro Centro pueda continuarla[7] ».
Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que pour comprendre ce que représentèrent les colloques de Pau, il ne suffira pas au futur historien de l’hispanisme d’en lire les actes. Il lui faudra penser à une histoire humaine de ces colloques, avec au centre Tuñón de Lara. Tuñón aurait sans doute été étonné de voir attribuer une telle importance à la dimension humaine et personnelle des acteurs de l’histoire, surtout s’agissant de lui, car dans le système universitaire encore marqué par une organisation mandarinale de la recherche, Tuñón il n’avait alors d’autre légitimité (il ne soutiendra une thèse de Doctorat d’Etat qu’en 1977) que son autorité scientifique personnelle. Mais quelles qualités humaines ! Prêtant une attention égale à chacun, vous accueillant les bras grand ouverts, suivi d’un grand abrazo, étant intensément à l’écoute, avec la volonté de lire sur les lèvres ce que l’ouïe ne lui disait que difficilement, avec une allure juvénile malgré sa blanche chevelure. Mais il avait aussi une conception ouverte et stimulante de la recherche-action, en perpétuel mouvement, dérogeant avec une certaine audace au mode d’organisation un peu figée d’alors, donnant la parole et des responsabilités aux plus jeunes —étudiants ou assistants—, ce qui me valut, à moins de trente ans, d’être sacré « membre fondateur » des colloques de Pau et co-éditeur (avec Tuñón) des actes du IV Coloquio[8] et, bientôt, de le tutoyer et de l’appeler Manolo[9], lui se laissant considérer comme un alter ego, capable de dire, de jeunes collègues apprentis : « ¡me han pisado el tema[10]!». Avec cette vision large, dynamique, généreuse, prospective de l’Histoire, cette façon de vivre son métier d’historien passionnément, mais avec toute la rigueur de la pensée critique.
Lui qui avait été directeur de l’école de formation des cadres des Jeunesses Socialistes Unifiées, se montrait alors plutôt libertaire dans cette conception non hiérarchique du monde de la recherche ou dans le non respect des durées de communication, ce qui n’excluait évidemment pas une capacité d’analyse des rapports de force et d’utilisation des positions de pouvoir en Espagne et en France. Il ne craignait pas de se montrer sévère à l’égard des jeunes collègues dilettantes qui venaient à Pau pour faire du « turismo cultural », ni de s’indigner lorsque tel collègue espagnol ne donnait pas suite à son invitation « creyendo tal vez que Pau es algún pozo del tío Raimundo ».
On a souvent parlé, à juste titre, du « magnétisme » de Tuñón. Et effectivement, Tuñón a su créer à Pau une petite république de chercheurs où il mit en œuvre l’esprit de la devise républicaine : une totale liberté, une quasi égalité (avec la ferme volonté d’exclure « todo talante de escalafón ») et une effective et durable fraternité.
Mais le futur historien devra aussi s’interroger sur les modalités de la fabrique de l’histoire selon Tuñón: moins une histoire pensée —qui pourtant sous-tend effectivement sa démarche—, qu’une histoire en train de se faire (in progress diraient les anglo-saxons), une histoire-action considérée comme une arme pacifique, construite à partir de propositions où les échanges et les débats se poursuivaient souvent autour d’un barricot de vin de Madiran apporté par René Andioc et les autres palois. Une histoire où compte autant —ou plus— toutes les manifestations de l’oralité savante —la parole— que la matérialité et la scripturalité des produits en résultant. Le meilleur exemple qu’on puisse en donner est sans doute à rechercher dans les longues interventions ou conclusions de Tuñón, à l’occasion des colloques, dans la tradition des maîtres krausistes, des « textos vivos ». Je les ai évoquées en 1994: « el momento esperado, hoy inolvidable, era cuando llegaba el turno del maestro (con su nutrida caballera de canas perpetuas, la luminosa mirada de sus ojos claros, su bondadosa sonrisa) : solo —de hecho— en el redondel del anfiteatro, ensimismado en su tiempo y en su arte, aplicaba al aleccionador y sonriente monólogo toda la ciencia y la humana dialéctica de que rebosaba, con aquel especial ritmo de la frase y su entonación, un poco nasal, disfrutando él, disfrutando nosotros ; solo podía despertarle el silencio de los admirados oyentes y, tal vez, la voz de su conciencia de organizador máximo[11] » ; des interventions dont il ne reste d’autre trace que les notes prises par chacun —et bien sûr l’effet produit.
Le futur historien devra aussi comprendre la ferveur joyeuse avec laquelle, chaque année, on prenait le chemin de Pau comme pour un pèlerinage à cette sorte de sanctuaire de l’Histoire dont Tuñón eût été le desservant. Il devra, avec Joseph Perez, rappeler sa volonté « de fuir tout sectarisme[12] » ; prendre en compte les liens qui se sont tissés à cette occasion, des amitiés ou complicités qui se sont perpétuées jusqu’à aujourd’hui, entre ceux qui peuvent se vanter d’avoir été à Pau.
Ce qu’a produit ce lieu d’expériences interdisciplinaires (avec toutes les variétés de l’histoire, la participation de juristes, de « littéraires », etc.), ce n’est pas une école ou un intellectuel collectif, mais une assemblée —entre ruche et phalanstère—résultant de la libre association ponctuelle et de plus en plus durable, sous forme de compagnonnage. Avec une adhésion, non pas à la personne de Tuñón, ni à une quelconque église ou système de pensée, mais à un projet : faire une autre Histoire, une nouvelle Histoire pour un nouveau pays, la France ou l’Espagne, et la conscience de ce que ce qui était en train de se faire lors de ces moments privilégiés préparait un avenir que, s’agissant de l’Espagne, on devinait de plus en plus proche.
Pau a été un creuset où s’est produit un subtil amalgame dont Tuñón a été le catalyseur.
Si l’on veut comprendre tout cela, on peut, faute d’avoir vécu le grand moment de l’Hommage à Tuñón, à l’Universidad Internacional Menéndez Pelayo à Santander en 1981, avant son retour définitif en Espagne en 1983, se référer à la liste de ceux qui adhérèrent à cet hommage, et à l’architecture même des trois tomes des actes qui en résultèrent[13].
S’agissant de l’hispanisme français, on pourrait se demander dans quelle mesure le mode d’organisation de la production scientifique dans certains secteurs de recherche a pu profiter, sinon de ce modèle, de cette expérience paloise, parfois élargie à la dimension hispano-américaine. On peut, par exemple, constater que l’initiative pionnière au sein de l’hispanisme français de Jacques Maurice, à l’université de Vincennes, autour des « productions populaires » suit de peu les initiatives de Salomon et Tuñón, et qu’après la fin des colloques de Pau, on assiste à la création de cadres qui permettent à nouveau la réunion régulière de chercheurs de divers horizons et l’émergence d’une production scientifique collective: à Vincennes puis à Saint-Denis (avec l’ERESCEC) et à Nanterre avec « Regards sur le XXe siècle » et les Cahiers de Civilisation Espagnole Contemporaine (2007), à Pau, avec Pyrenaica, dans le cadre du Greco 30 ou du GIS de Bordeaux IIII, avec le Bulletin d’Histoire Contemporaine d’Aix-Marseille (1985) qui fait suite au Bulletin du Département…, mais aussi, à Rennes, avec Presse Ibérique et Latino-Américaine de Rennes (PILAR), fondée en 1981, à Tours avec le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur l’Education dans le Monde Ibérique et Ibéro-Américain (1985), à Dijon avec Siglo XX ou encore avec l’association « Pour une histoire culturelle de l’Espagne contemporaine[14]» (1984), des équipes où l’on retrouve des anciens des colloques Pau, pratiquement jusqu’à aujourd’hui[15].
A posteriori —40 ans plus tard !— s’il faut réfléchir à la pertinence de la notion de génération, je dirais que la marque commune de ceux qui participèrent aux colloques de Pau —je parle des plus jeunes— fut la ferme résolution de vouloir apprendre à penser historiquement, pour élaborer une pensée critique, se confronter à l’« histoire-problème » (une préoccupation que Tuñón partageait avec Lucien Febvre), interroger pour comprendre et expliquer, résister ou carrément s’opposer et construire, depuis une certaine conception de l’histoire et une façon de travailler.
Car si une grande partie de ceux qui se retrouvaient autour de Tuñón, appartient à une « génération influencée par le marxisme », un marxisme que Pierre Vilar et Pérez ont chacun à leur façon caractérisé à propos de Tuñón[16], c’est sans doute l’adhésion —dont avec le temps je ne me résigne pas à dire qu’il pût s’agir d’une utopie— à un idéal d’histoire globale ou totale, théorisée comme a posteriori par Tuñón de Lara.
Plusieurs extraits de lui peuvent être cités à ce sujet. Par exemple : « desengañémonos, o hacemos historia global o no haremos nada » ou « La Historia como ciencia supone romper una serie de compartimentos estancos : supone en primer lugar el intercambio, y como objetivo mayor el trabajo de equipo. La tarea que nos espera no es la de un certamen de individualidades, por brillantes que sean, no es una competición, sino una labor a llevar entre todos, un edificio a construir donde cada cual tiene su piedra que poner[17] ».
De ce point de vue, Pau a certainement été un laboratoire collectif, empirique et sans doute imparfait, d’histoire totale, avec toute la diversité des apports et points de vue qu’il a permis, plus ou moins convergents, mais toujours écoutés et respectés —discutés parce que respectés—, sans prétension à systématiser.
C’est cette conception ouverte et ambitieuse de l’histoire qui a permis, à côté de l’histoire sociale, l’émergence dans l’hispanisme de l’histoire socio-culturelle[18], Tuñón de Lara montrant une fois de plus l’exemple avec, en particulier, Medio siglo de cultura española, mais aussi ses travaux sur Galdós et Antonio Machado, donnant ainsi à l’histoire littéraire un nouveau statut au sein de l’Histoire. Sur ce point on peut renvoyer aux longues réflexions de Tuñón sur « los temas impropiamente llamados literarios porque se trata de una parcela más del vasto territorio de la Historia, con una metodología científica y una interpenetración con las restantes parcelas » et sa volonté de «integrar la historia literaria en la historia total[19] ».
Par sa capacité à mobiliser des savoirs et compétences aussi diverses que le droit, l’histoire, la littérature ou l’économie, parce qu’il a été un passeur entre les deux cultures, Tuñón de Lara a été un hispaniste espagnol, malgré lui et sans doute non reconnu en tant que tel. Pour s’en convaincre, il suffit de relire le « Petite Planète » sur l’Espagne qu’il écrivit à quatre mains avec Dominique Aubier, en 1956[20].
La notion de génération peut-elle servir à caractériser ceux qui se retrouvèrent à Pau autour de Tuñón de Lara ? Peut-on parler —cela sonne bien— d’une « generación Tuñón »?
Il y a évidemment un fossé entre la conscience de ce que, en l’instant aujourd’hui historique, on est en train de faire et la propension, avec le temps et sous une forte pression épistémologique et classificatrice, à se donner des pères spirituels ou intellectuels ou au contraire à les nier, à repérer des influences, à identifier le rôle de tel ou tel dans sa formation ou dans sa vie: appartenons-nous à une génération des « classes creuses », à une génération marxiste, à la génération de 1968 au sein du système universitaire, à l’Ecole de Bordeaux, ou bien sommes nous tout simplement les derniers témoins d’un phénomène groupal : « los de Pau »? Sans doute tout cela à la fois et je ne suis pas sûr que Tuñón se fût beaucoup attardé à répondre précisément à la question.
Ce qui est sûr en revanche, du point de vue de l’hispanisme français et sans doute d’autres hispanismes, c’est que à Pau, avec et grâce à Tuñón, s’est exemplairement préparée la transition d’un hispanisme de substitution et à un hispanisme de coopération, et que l’hispanisme français se doit encore, à travers une histoire humaine de l’exil espagnol, telle que la souhaitait Pierre Vilar[21], distinguer dans sa propre histoire l’histoire personnelle de tous ces exilés —hispanistes malgré eux— qui durent apprendre à distancier leur regard. La Société des Hispanistes Français s’honorerait en prolongeant à l’occasion d’un de ses congrès ou de ses journées d’études, une réflexion aujourd’hui initiée avec cette célébration mémorielle, sur la « huella de un legado[22] » mais aussi sur la marque de tous ces collègues espagnols et latino-américains de l’exil, très longtemps effective mais institutionnellement peu reconnue, sur la formation intellectuelle et professionnelle de tant d’hispanistes, ce don qu’ils ont fait d’eux-mêmes mais aussi de leurs enfants ou petits-enfants, pour ainsi scientifiquement reconnaître et évaluer la dette que l’hispanisme a contractée à leur égard. Dire, pour reprendre le titre d’un article de Marcel Bataillon de 1956, « Ce que l’hispaniste doit à l’Espagne[23]», mais aussi plus généralement, pour répondre à Masson de Morvilliers et à l’Encyclopédie méthodique, tout ce que la France doit au monde hispanique.
J.-F. BOTREL (juin 2015).
[1] Voir le Bulletin Hispanique (1965, 1968, 1969, 1970, 1974), les Cahiers d’Histoire de l’Institut Maurice Thorez (1978), Historiografía española contemporánea (1980), Matériaux
pour l’histoire de notre temps (1985), Manuel Tuñón de Lara, el compromiso con la historia (1993), Manuel Tuñón de Lara, maestro de historiadores (1994), Bulletin d’Histoire Contemporaine de l’Espagne (déc. 1997), París y el mundo ibérico e iberoamericano (1998), Tuñón de Lara y la historiografía española (1999), Francia en España/España en Francia (2003), Cuadernos de Historia contemporánea (2008).
[2] C’est à cette préoccupation qu’est, par exemple, due la présence à Bordeaux entre 1962 et 1966 de François Chevalier, après son séjour au Mexique.
[3] L’exploitation des archives de Noël Salomon conservées à la Bibliothèque Universitaire de Bordeaux permettra certainement de mieux documenter tout ce pan de l’hispanisme bordelais.
[4] La question de la bourgeoisie dans le monde hispanique au XIXème siècle, Bordeaux, Éditions Bière, 1973.
[5] Le premier (« Metodología y fuentes para el estudio de los siglos XIX y XX ») avait presque coïncidé avec le VIe Congrès des Hispanistes à Besançon où en tant que membre du Comité j’avais participé à l’élection de Noël Salomon comme successeur de Bataillon à la présidence de la SHF.
[6] La communication s’intitulait : "Le succès de Pequeñeces du Padre Coloma". De cette communication qui resta inédite, j’ai publié plus tard une version synthétique dans " La recepción de Pequeñeces del Padre Luis Coloma ", in : Anthony H. Clarke (ed.), A further range. Studies in Modern Spanish Literature from Galdós to Unamuno. In Memoriam Maurice Hemingway, Exeter, University of Exeter Press, 1999, pp. 205-218.
[7] La investigación sobre temas Hispánicos en Francia, 1962-1984 : España y América Latina : Actas del XX Congreso, Madrid, 30 de Marzo-10 de Abril de 1984, [Madrid], S.H.F, 1985, pp. 149-150 y 159.
[8] Movimiento obrero, político y literatura en la España contemporánea, Madrid, Editorial Cuadernos para el Diálogo, 1974. Plus tard, il sera à l’origine d’une interview que me fit César Alonso de los Ríos (" Botrel, la estirpe hispanista ", Mirador de la Complutense, n° 6 (abril-mayo 1983), p. 11).
[9] Alors que, pour moi, Antonio Otero Seco (1905-1970), notre lecteur d’espagnol à la Faculté des Lettres de Rennes, avait toujours été « don Antonio » et qu’il ne me serait évidemment pas venu à l’idée d’appeler Salomon (seulement deux ans plus jeune que Tuñón), Noël !
[10] Cf. La question de la bourgeoisie, op. cit., p. 152.
[11] « Nuestro Tuñón », en J. L. de la Granja Sainz (coord.), Manuel Tuñón de Lara, maestro de historiadores. Catálogo de la exposición biográfica y bibliográfica, Bilbao-Madrid, Universidad del País Vasco-Casa de Velázquez, 1994, p. 113-116.
[12] « La formation intellectuelle de Jacques Maurice », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 04 mars 2015. URL : http://ccec.revues.org/5386 ; DOI : 10.4000/ccec.5386
[13] Estudios sobre historia de España (Homenaje a Tuñón de Lara), Madrid, Universidad Internacional Menéndez Pelayo, 1981.
[14] A l’origine de deux publications : 1900 en Espagne (Presses Universitaires de Bordeaux, 1988, puis, en version espagnole, 1900 en España, Madrid, Espasa Calpe, 1991) et Temps de crise et "années folles". Les années 20 en Espagne (Paris, PUPS, 2002).
[15] L’histoire du Séminaire d’Etudes Littéraires (SEL) de Toulouse, qui n’a a priori aucun lien avec les Colloques de Pau mais en partage l’esprit, devra faire l’objet d’une étude particulière.
[16] Cf. « La formation intellectuelle de Jacques Maurice », loc. cit., et Estudios sobre historia de España, op. cit., t. I, p. 5.
[17] Movimiento obrero, política y literatura en la España contemporanea, op. cit., p. 24.
[18] Cf. Jacques Maurice, J.-F. Botrel, "El hispanismo francés : de la historia social a la historia cultural", Historia contemporánea (El hispanismo y la historia contemporánea de España), 20, 2000, pp. 31-52.
[19] Movimiento obrero, política y literatura en la España contemporanea, op. cit., pp. 20-23.
[20] « el primogénito de mis libros », précise Tuñón dans une dédicace de ce livre à Jacques Georgel, en 1977.
[21] Estudios sobre historia de España, op. cit., t. I, p. 4.
[22] Cf. Manuel Tuñón de Lara, diez años después. La huella de un legado, Cuadernos de historia contemporánea, n° 30, 2008.
[23] Cahiers Pédagogiques, Paris, t. 11, 1956, pp. 483-488.