Comme pour beaucoup d’hispanistes français, le parcours de Jean-Louis Guereña est inscrit dans une double culture, française et espagnole, espagnole et française.
Né à Pau, en 1947, Jean-Louis Guereña (Guéréna pour l’état-civil) est un pur produit du système éducatif de la République française du temps où l’ascenseur social n’était pas encore bloqué: sous l’œil attentif de sa mère institutrice il a, en bon élève, gravi tous les degrés du cursus honorum scolaire et universitaire: khâgneux au Lycée Masséna de Nice, Ipésien, agrégé d’espagnol à 25 ans, assistant à 26, membre de la section scientifique de la Casa de Velázquez entre 1985 et 1988, docteur d’Etat à 42 ans, puis professeur à l’université François Rabelais de Tours, et aujourd’hui émérite, il a su remplir avec conscience le contrat moral qui lie un enseignant-chercheur à la Nation: l’enseignement, la recherche, les responsabilités pédagogiques et administratives, la direction de recherches, l’édition d’ouvrages scientifiques, la participation à des jurys de concours, la production d’ouvrages pédagogiques, etc., ont rythmé sa vie d’universitaire.
Quant à sa vocation d’hispaniste, elle est sans doute à rechercher dans ses racines espagnoles, celles qui relient à l’Espagne son père Jacinto Luis Guereña (1915 -2007), ancien officier de l’armée républicaine espagnole, exilé en France et écrivain d’expression espagnole et française qui se trouva «aussi» à cheval entre deux cultures et acquit une «lograda ambivalencia cultural». Un père à la fois admiré et redouté («no siempre fue fácil convivir con él», confie également son fils), auquel a récemment été dédié un livre-hommage: Corazón de miedo y de sueños (Antología 1946-2001 ) (Madrid, Renacimiento, MMXIII). La lecture de la «Semblanza de un itinerario intelectual y humano» que Jean-Louis Guereña y consacre à son père (pp. 9-95), mais aussi celle de son témoignage intitulé «Entre Francia y España. Vivencias y reflexiones sobre un itinerario» et recueilli dans Exilio, memoria personal y memoria histórica. El hispanismo francés de raiz española (Zaragoza, Institución «Fernando el Católico», 2009, pp. 177-201), permet de comprendre comment l’Espagne a été vécue par lui «en el corazón», comme un pays «perdu» que celui qui s’estime comme dépaysé par les aléas de l’Histoire n’a eu cesse de retrouver, après la graphie espagnole de son patronyme (Guereña), à l’occasion d’invitations des universités espagnoles ou de séjours de plus en plus fréquents outre-Pyrénées.
Cette double appartenance a permis à Guereña de tisser des liens étroits avec des universitaires espagnols comme Alejandro Tiana, Antonio Viñao, Gabriela Ossenbach, Jorge Uría mais aussi des historiens français comme Christophe Charle et de jouer un rôle actif de passeur entre ses deux pays et dans les deux sens. A partir de 1983, il a pu, pour ce faire, s’appuyer sur le Centre Interuniversitaire de Recherche sur l’Education et la Culture dans le Monde Ibérique et Ibéro-Américain (CIREMIA) fondé avec Jean-René Aymes et Eve-Marie Fell, qu’il a dirigé jusqu’en 2006 et qui a marqué un territoire à travers ses nombreux colloques et publications jusqu’à aujourd’hui, mais aussi en travaillant au sein d’équipes de recherche comme l’ERESCEC ou «1900 en Espagne». Reflet de cette intense activité de production et de transfert au bénéfice de la France et de l’Espagne est la double forme, espagnole et française (plus exceptionnellement dans d’autres langues), qu’il a su donner, pratiquement à parts égales, à ses nombreux travaux, publiés en France ou en Espagne, mais aussi en Argentine, en Italie, au Canada, au Portugal, au Mexique, en Hollande et même au Costa-Rica, et dont il a tenu une scrupuleux état.
En suivant le cours de son abondante production scientifique, on peut voir comment, à propos de champs de recherche encore largement inconnus et qu’il a su explorer pour l’Espagne des XIX e et XX e siècles, Jean-Louis Guereña s’est efforcé de «penser et embrasser dans la mesure du possible la totalité de la réalité», et comment il a éclairé et comme jalonné de vastes territoires de la connaissance, non pour se les approprier mais pour les découvrir et les faire partager. On peut ainsi observer ses intérêts successifs mais non exclusifs et jamais vraiment abandonnés (cf. par exemple ses articles de 1982 et 2007 sur l’Exposition de 1867), pour la presse internationaliste sujet de sa thèse de 3 e cycle en 1977, l’histoire socio-culturelle des classes populaires, plus spécialement de l’éducation populaire, à laquelle il a consacré, en 1989, sa thèse d’Etat ( Pour une Histoire de l’Education Populaire en Espagne (1840-1920), puis, à la fin des années 1980, la sociabilité et les orphéons, pour ensuite aborder, dans les années 1990, l’histoire de la prostitution et de la sexualité puis de la production érotique, et avant de s’intéresser plus dernièrement à l’image et à la censure. Mais sa production la plus importante (120 items) a certainement à voir avec l’éducation:l’éducation populaire, les manuels scolaires ou surtout de bonnes manières, l’enseignement primaire et secondaire mais aussi l’histoire des universités et des universitaires ou intellectuels, sans oublier les thèmes des différents congrès ou colloques du CIREMIA aujourd’hui dirigé par les initiatrices de cet hommage. Avec, comme grande tendance ou caractéristique, le dépassement de l’histoire sociale, en particulier celle du mouvement ouvrier, par une histoire socio-culturelle des classes populaires et le caractère pionnier et encore assez isolé de la prospection par Guereña des autres champs, comme l’histoire de la sexualité.
Les contributions ici réunies donnent une idée assez juste du réseau qui s’est ainsi constitué autour de ces différents champs de recherche.
En matière de recherche, J.-L. Guereña se présente comme étant davantage l’entrepreneur, l’architecte et le maçon tout à la fois de chalets mitoyens ( adosados ) que de cathédrales. Sans doute. Mais avec l’exploration de ce qui a longtemps été considéré comme étant aux marges de l’Histoire, Jean-Louis Guereña a été le découvreur, l’explorateur et le géomètre de territoires largement méconnus de l’hispanisme français et parfois de l’historiographie en général, des territoires où il évolue avec sa propre boussole, avec audace et une solide préparation, de façon méthodique, avec constance. N’était l’agnosticisme dont Guereña ne se cache pas, on dirait que, par certains aspects, il s’agit d’un travail de bénédictin, patient, cumulatif, mais sans érudition pour l’érudition, un travail de précision: on le sait, pas un bouton ne manque aux guêtres des célèbres notes et bibliographies de Guereña. Qu’il s’agisse de monographies, de recueils, de coups de sonde, d’états de la question ou d’essais d’historiographie pour de pas dire d’épistémologie (sur l’histoire socioculturelle par exemple ou la sociabilité), ou encore d’hommages scientifiques à ses maîtres ou collègues, Guereña offre des constructions dont les fondements sont «en béton» et qui, par conséquent, feront pour longtemps référence.
Dans la démarche du chercheur qui procède souvent par approches successives et convergentes —parfois un peu redondantes— lui permettant de mieux cerner le cœur de son sujet et de le donner à voir et comprendre aux autres, on sent aussi une sorte de permanente disponibilité pour l’échange scientifique —où qu’il ait lieu; une aptitude à s’inscrire aux marges des questions posées à l’occasion de colloques, sans toutefois sacrifier excessivement à l’actualité (un seul article sur 1898, par exemple), avec pour résultat des productions qui, les sujets étant liés, s’entraînent l’une l’autre comme les cerises qu’on tire d’un panier et arrivent à établir leur pertinence, y compris dans des domaines a priori non visés, comme l’histoire du livre et de l’édition. Et au bout du compte, l’hispaniste qu’on qualifie encore parfois, par inertie ou superbe, de «civilisationniste», sans doute parce qu’il ne montre qu’un intérêt marginal pour la littérature, se retrouve consacré comme historien «labellisé», de plus en plus attentif à des perspectives comparatistes dans l’espace européen.
Sur les aspects plus personnels de son parcours professionnel, Jean-Louis Guereña, s’est peu et tardivement confié, laissant sans doute à un grand aîné comme l’auteur de ces lignes, qui a présidé son jury de thèse d’Etat et est un lecteur assidu de ses travaux, mais l’a aussi connu en tant que camarade, coopérateur dans un projet collectif, compagnon de voyage au Mexique où son épouse Josette l’accompagnait ou participant à de mêmes colloques ou congrès, le soin de porter sur lui un regard à la fois fraternel et distant. De moquer, par exemple, sa propension à aller au devant d’objections que lui seul imagine ou, lorsqu’il intervient dans des domaines de lui moins connus, à mettre en avant, par inutile mais tactique précaution, de prétendues insuffisances; de lui reprocher ses fréquentes disparitions lors de réunions scientifiques pour aller chiner chez quelque libraire d’occasion repéré à l’avance; de dire cette façon qu’il a d’être en retrait de lui-même et qui l’amène parfois à s’abriter derrière un nous qui n’est pourtant pas de majesté («no sabemos si somos las personas más indicadas», écrit-il à un moment); cette façon patiente et amusée de supporter les plaisanteries sur son intérêt scientifique pour la sexualité et la pornographie dont finalement même le Bulletin Hispanique a rendu compte. Ou bien encore d’insister sur ce qu’il présente comme une «passion totalement pathologique», celle des livres qui a eu pour conséquence la constitution d’une bibliothèque personnelle de plusieurs dizaines de milliers de livres et brochures, sur lesquels s’appuie une science bibliographique sans failles –on l’a vu— et dont la patiente collection a permis, par exemple, l’invention, hors les murs de la Biblioteca Nacional de España, d’un «Enfer espagnol».
Alors que sa nouvelle situation devrait permettre à cet inquiet permanent de se poser un peu, là où il le souhaite, de rêver davantage, y compris à de nouveaux projets, et de vivre paisiblement les deux cultures entre lesquelles son cœur balance, on se gardera bien sûr de demander à Jean-Louis Guereña —la réponse est impossible, et pourtant…—, quelle est la langue de ses rêves…
Jean-François Botrel